Dossier Esther Ségal
Esther Ségal ou l'âme au bout des doigts
par Gérard-Georges Lemaire

Ainsi s’efforce-t-elle d’imaginer un langage qui n’appartient qu’à elle, illisible par définition, mais pourtant source inépuisable de méditation et de jouissance esthétique. Elle a baptisé ces travaux Ecritures de lumière, ce qui peut sembler paradoxal car elles sont toutes noires. Seul le Diptyque aux aveugles est en caractères déchiffrables. Dans cette perspective, elle aboutit à la confection de livres. Ceux-là sont ouverts et ne délivrent que deux pages qui en sont l’essence métaphorique. Ils sont noirs comme l’encre. Le noir n’est pas celui du deuil, mais dans l’obscurité absolue où l’on se retrouve dès qu’on aspire à une connaissance qui semble hors de portée. Il y a dans sa démarche quelque chose qui la rapproche de Jean de la Croix, de Thérèse d’Avila et des ténébristes. Elle a aussi réalisé de petits Moulins de prière dans cet ordre d’idée, les rouleaux remplaçant les volumes dont la forme a été déterminée par la forme de la croix chrétienne.

Il faut rapprocher cette démarche de ses autoportraits (en particulier son Autoportrait sous forme de triptyque, où les contours de son visage, ses Véronique, la représentent tout en estompant en grande partie ses traits et enfin ses profils dessinés par perforation constituent un ensemble déroutant de son image qui fuit, s’estompe et pourtant s’avère une empreinte durable). Elle associe d’ailleurs les pages de textes et les profils. Toujours avec ce noir brillant, qui rappelle Les Leçons de ténèbres et représente une plongée dans les régions les plus abyssales de la pensée humaine en même temps que la réminiscence de la marche vers la mort choisie par le Dieu fait homme.

Dans cette relation étrange à l’écrit, Esther Segal nous rappelle qu’Homère passait pour avoir été un poète aveugle. Même si le génial Homère n’aurait jamais existé comme personnage en chair et en os, on peut s’interroger sur l’image qu’on s’est forgé de lui au fil des siècles. Qu’on l’ait immortalisé sous cette apparence, lui qui a été témoin de la guerre qui a déchiré le monde grec et qui a relaté les tribulations d’Ulysse autour de la Méditerranée, n’est pas dû au seul hasard. L’aveuglement serait alors la condition de l’éveil de la conscience, de la sagesse, du savoir et de la poésie.

Toutes ces lignes avec leurs points blancs de contours et d’intensités multiples qui remplissent la page noire contribuent à former une poésie possédant cette double approche, celle de la vue et celle du toucher. Dans la contradiction qu’elle impose, Esther Segal postule la contradiction inhérente à toute création. C’est un monde inaccessible qui en appelle aux sens alors qu’il les interpelle, les agite, les met en relations les uns avec les autres dans une sorte de paroxysme. Si ces œuvres ne sont ni tout à fait de la peinture, ni tout à fait de la poésie, dans leur acception moderne, elle les convoque pourtant pour bouleverser non seulement nos sens mis en alerte, mais notre relation à l’objet d’art et notre relation à la mémoire. Ce faisant, elle déroute le goût de l’amateur le plus avisé, mais ne provoque pas une rupture telle qu’il doive réviser de fond en comble ses convictions en la matière. Non. Elle engendre un léger doute, et ce doute est d’autant plus pernicieux que ses livres d’« écriture de lumière » sous-tendent sur le champ un enchantement esthétique. La beauté guide ses pas. Mais telle beauté n’existe que dans la mise en branle de ce jeu où le tact prend le pas sur la prédominance de la vue sur tous les sens. En sorte qu’elle nous induit à penser en aveugle ( ou mieux : à l’aveuglette) comme semble l’indiquer la remarque que Diderot a faite dans ses Additions à la lettre sur les aveugles : « On pourrait en conclure que l’œil n’est pas aussi utile à nos besoins ni aussi essentiel à notre bonheur qu’on serait tenté de le croire. » Voilà où nous conduit sa démarche insolite et subtile. L’œuvre est la transcription de son histoire personnelle tout en insinuant une réflexion sur ce que l’art est supposé nous apporter et faire vibrer en nous.

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Dossier Esther Segal : Esther Segal ou l'âme au bout des doigts par Gérard-Georges Lemaire
mis en ligne le 26/01/2010
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