La chronique insolente de Gérard-Georges Lemaire
Figures de cire dans le genre abstrait
par Gérard-Georges Lemaire

Anna Di Febo adhère sans conteste à cette « tradition su nouveau », mais y introduit une relative contradiction : ses tableaux préservent les grands principes de l’art abstrait. L’emploi de la cire y insinue de nouvelles données et transforme sensiblement la construction de l’ouvrage. En d’autres termes, certaines de ses compositions reproduisent un schéma propre à la peinture abstraite, géométrique ou non, mais, ayant abandonné la matière picturale, le résultat obtenu s’écarte ce qu’il aurait pu être dans la problématique initiale. La cire engendre des situations plastiques d’un autre genre et donc des œuvres qui s’éloignent considérablement du langage de l’abstraction dont l’artiste se recommande pour en faire son point de départ.
La transparence relative de la cire lui permet d’obtenir des effets de superpositions qui, si on les compare à ce que Mark Rothko recherchait par l’accumulation de couches de couleurs pour obtenir des déclinaisons chromatiques, n’ont rien de commun. Si Anna Di Febo répétait la procédure du grand peintre américain, elle donnerait naissance à quelque chose de radicalement différent de par la nature même de la cire. En somme, elle s’est offert la possibilité de rejouer la peinture avec des règles et des modes qui consentent de la projeter dans une autre sphère théorique et sensible. Ce déplacement subtil est plus complexe et profond qu’il ne semble à première vue. C’est l’émergence d’une expérience encore inouïe de l’expérience picturale la peinture restant la fin ultime de sa quête alors que sa méthode échappe à ses lois traditionnelles.
Sans doute conserve-t-elle des usages propres aux modalités passés de l’art. En autres choses, elle ne commence un tableau qu’en ayant exécuté un dessin préparatoire. Ce cheminement prouve qu’elle a l’intention de bâtir un canevas et que son travail n’a rien d’aléatoire. Et pourtant, le matériau qu’elle a choisi n’est pas aisé à traiter. La paraffine dont on se sert pour fabriquer les cierges n’est pas d’un maniement toujours simple. Elle la considère comme étant « un matériau vivant et incontrôlable ». Le dessin constitue à ses yeux la « mémoire », la « trace » d’un périple qu’elle a pu accomplir à partir de lui. La cire, à cause de sa faculté d’être ou dure ou liquide, malléable, chaude ou froide selon les cas, lui réserve des surprises qu’elle doit assumer dans le moment de la réalisation ou dont elle peut tirer un effet inespéré. Cela fait qu’elle associe de facto deux conceptions non pas opposées mais pas toujours conciliables (du moins dans un premier temps) de l’élaboration de ce qu’elle nous offre en guise de tableau.

Des jeux de surface et des affleurements en volume

Ce que la cire autorise dans l’œuvre d’Anna Di Febo, c’est de pouvoir jouer un double jeu. D’une part, le tableau peut être lu comme une surface plane, même si les effets de transparence sont la clef de la composition. De l’autre, c’est un volume au sein duquel elle enferme des formes qui peuvent sembler parfois être des sculptures au plein sens du terme. En sorte qu’elle entretient une ambiguïté de manière délibérée quant à la nature de ce que nous avons sous les yeux. Plusieurs de ses œuvres sont des « boîtes » où se sont retrouvés piégées des formes en relief qui, parfois, font songer, à première vue, à des travaux de Fausto Melotti. Mais ce matériau si malléable lui procure un grand nombre de possibilités.

Il peut s’agir parfois de coulées formant des arrondis qui se traduisent par un plan qui se présente comme un support et par une « forme » qui se détache sur le premier. Dans ses œuvres récentes, elles privilégient des contrastes de blancs et de gris, avec des noirs intenses et profonds. Ces bichromies, frappées d’impureté, surtout quand il y a des objets aux contours oblongs, peuvent être regardées comme des réminiscences d’Alberto Burri, qui sont plus ou moins détournées ou perverties, mais néanmoins évidentes. Elle en profite pour montrer que telles configurations, dans la perspective qui est sienne, aboutit à des combinatoires nouvelles et, en fin de compte, à une intelligence de l’espace sensible inouï. Mais elle a aussi produit des oppositions entre des teintes vives où surgissent des bleus et des rouges et même des roses. Elle a enfin donné le jour à des monochromes qui présentent néanmoins des stratifications et des lignes et des plans de nuances diverses. La technique de la cire, par rapport à celle de la peinture, lui permet d’élargir son champ d’action tout en conservant un répertoire formel extrêmement restreint : son langage plastique se résume à des associations entre des traits des arcs de cercle et des plans. Cet élargissement des possibles fait que ce répertoire limité s’avère d’une richesse considérable. Son propos n’est pas de multiplier les signes qui la caractérisent, mais de les placer dans des situations sans cesse renouvelées. Elle fait une démonstration qui consiste à déployer un territoire où son alphabet de base est décliné sans jamais changer de sa physionomie. Quand on compare ses ouvrages plus anciens où elle a réalisé une série de tableaux qui ont une couleur jaune légèrement bruni qui est celui de la cire et ceux, beaucoup plus récents où elle emploie l’opposition du noir et du blanc, on se rend compte que qu’elle n’a pas beaucoup varié ses axiomes de base.

mis en ligne le 11/05/2010
pages 1 / 2 / 3 / 4 / 5
suite >
< retour
 
action d'éclat