Le théâtre

Le politique, autrement ?

par Pierre Corcos

Y-a-t-il seulement un pilote dans l'immense appareil capitalistique filant entre deux gouffres ? Peut-on espérer un jour une gouvernance mondiale avant la périlleuse culbute dans une catastrophe écologique et/ou économique ?... Les dirigeants politiques se rendent compte qu'en adhérant au dogme de la "main invisible" du Marché Roi, ils se sont eux-mêmes privés des moyens d'agir. De brillants économistes analysent très bien nos graves problèmes, mais, aux temps récents des profits record et de l'argent fou dans l'"économie casino", ils ne songeaient pas beaucoup à élaborer une alternative économique... Bref, la situation semble aussi bloquée que le frein de l'appareil sans pilote !
Curieusement, un certain théâtre témoigne à la fois d'une même absence d'alternative, d'une "désidéologisation", et en même temps d'un besoin pressant d'en revenir à des fondamentaux, historiques, éthiques, psychologiques, à partir desquels penser le politique autrement. Lumières dans la nuit ?

"Ce qui me distingue de la génération précédente, c'est d'abord le fait que cette dernière s'occupe principalement d'idées et d'idéologie en général", dit Marius Von Mayenburg, dramaturge allemand talentueux qui n'a que trente-sept ans et écrit des pièces où des points de vue différents, voire antagonistes, coexistent jusqu'à l'absurde; et où les "faits" nous sont montrés comme faits, c'est-à-dire fabriqués, composés... Qu'un metteur en scène symbole de cette génération qui s'est nourrie, elle, d'idéologie et de politique, Bernard Sobel, ait monté "La Pierre" fait réfléchir. Sans aucun doute, le temps de la croyance en un dogme politique est en voie de disparition. Les croyances se trouvent actuellement ailleurs, du côté de la religion et de son intégrisme par exemple... Mais Sobel refuse pour autant de dire, comme Frank Castorf, metteur en scène et directeur de la Volksbühne : "Je suis désespéré. Maintenant il n'y a plus que l'individu qui m'intéresse". L'individu, ce n'est pas forcément l'individualisme libéral, il est surtout témoin de l'Histoire et de ses tragédies. Et il s'agit de remonter dans le temps pour, à travers des approches différentes, comprendre comment on en est arrivé là... À travers trois générations, trois femmes, la pièce de Mayenburg revisite soixante ans de l'histoire allemande avec trois idéologies qui se sont succédées : le nazisme, le communisme, le capitalisme. La maison de famille, située dans l'ex-RDA, a été d'abord achetée en 1935 à un couple juif obligé de s'enfuir, ensuite elle a été abandonnée parce que, sous l'ère communiste, cette famille allemande a voulu passer à l'Ouest, et enfin, en 1993, il s'agit de revenir occuper la maison : "la Pierre" dans laquelle est inscrite une mémoire complexe, où se noircit la culpabilité. En montant cette pièce subtile, d'une part Sobel s'est posé la question de ce qui restait de l'héritage communiste, d'autre part il montre son intérêt pour un théâtre qui, refusant l'abord didactique et/ou ironique du post-brechtisme, fait plutôt de la généalogie et, poétiquement, appelle les spectres du passé. À sa façon discrète, ce théâtre lutte contre la "tabula rasa" de l'amnésique société de consommation, et contre l'idéologie néo-libérale, qui se pose comme seule garante de la démocratie, ouvrant au "meilleur des mondes possibles". Von Mayenburg élabore un humanisme respectueux du drame des gens pris dans les folies de l'Histoire, ce qui est une autre façon d'envisager le politique au théâtre. Pas de position militante ni savante, mais une généalogie sceptique, garante des libertés...

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Le théâtre : Cultures, culture par Pierre Corcos
mis en ligne le 11/05/2010
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