La vérité intérieure est impure...
    C'est-à-dire complexe, variable, incertaine, contradictoire et multiple.
    A l'exception de ces malades mentaux figés dans la monomanie ou de
    ces individus qui, prisonniers d'une addiction, se trouvent en manque, et
    donc saisis par une idée fixe, évidente, unique, la majorité d'entre
    nous pourrait reprendre ces mots de Montaigne se définissant ainsi
    : « Je suis ondoyant et divers ». Faut-il s'en désoler ou
    réjouir, mais l'on se distrait par exemple bien vite du sentiment
    homogène et puissant qu'une pièce de théâtre a
    su créer ou activer en nous : dès la sortie de la salle, certains
    rallument leurs portables pour consulter leurs messages, d'autres sont immédiatement
    assaillis par quelques tracas d'intendance, ou songent déjà au
    restaurant qui suit, au prochain spectacle, etc... Cette observation n'est
    pas anodine, car elle nous renseigne indirectement sur le travail esthétique
    de cadrage, concentration, stylisation, auquel se livre l'auteur, pour construire
    une vérité existentielle ordonnée, continue et homogène,
    qui émanerait des personnages et de la situation. Nous pouvons ainsi éprouver
    un sentiment tragique au théâtre mais, construit en une signification
    cohérente et stable, épuré de l'anecdote et des multiples
    détails parasites, faisant appel à des valeurs éthiques,
    il n'a pas grand chose à voir avec le sentiment tragique éprouvé parfois
    dans la vie réelle. Celui-là, emporté comme tout affect,
    dans le fameux « stream of consciousness » , dont parlait William
    James, et se mêlant aux scories de l'actualité, aux alluvions
    des embarras quotidiens, aux restes de maints plaisirs compensateurs, est
    certes bien notre réalité, mais correspond fort peu au sentiment
    tragique tel que l'a construit le dramaturge ou modélisé le
    philosophe... Ce long prologue pour introduire trois pièces de qualité,
    nous invitant à appréhender la construction esthétique,
    théâtrale du sentiment.
        Dans un premier temps, l'on peut croire que Ciseaux,
      papier, caillou de
    Daniel Keene nous donne à entendre « l'immense
    silence des chômeurs
    et le désespoir qu'il exprime » (Pierre Bourdieu), on croit reconnaître
    dans Kevin, ce tailleur de pierre au chômage, sa femme, sa fille, son
    ami, son chien, des êtres quelconques naguère filmés
    dans un reportage à la télévision. On est même
    enclin à penser que le sentiment continu de tranquille accablement
    du héros, c'est exactement celui qu'éprouvent les chômeurs
    de longue durée. Ce théâtre procèderait alors
    du naturalisme, ou d'une dimension socio-critique et documentaire... Or que
    nous dit Daniel Keene ? « La poésie était, et demeure,
    mon point de départ en tant qu'auteur ». Cette poésie va
    sans cesse guider l'auteur. Par quelques symboles déjà : Kevin
    travaillait sur le plein des blocs de pierre, il se retrouve dans le vide
    d'une existence absurde; Kevin est resté longtemps debout par son
    travail, mais avec le chômage il s'asseoit de plus en plus, et à la
    fin, il voudra s'allonger dans une fosse, comme pour mourir... La poésie
    va guider l'alternance de mots essentiels et de lourds silences, le recours à l'ellipse,
    et le rejet de tout superflu, qui distinguent le sentiment de désespoir
    théâtral, ainsi recomposé, esthétisé, du
    désespoir hétérogène, discontinu et parasité que
    subissent les chômeurs. Quel est le propos de Daniel Keene ? Il répond
    très bien à cette question : « je
    me disais qu'il devait être
    possible d'écrire des pièces qui intensifient l'expérience
    en refusant d'inclure quoi que ce soit de superflu ». Tout est là :
    intensifier un sentiment et l'épurer, jusqu'à ce qu'il nous
    saisisse d'une présence hallucinatoire, qu'il accède à la
    hauteur de l'avènement spirituel. Le désespoir du chômeur
    Kevin (interprétation admirable de Carlo Brandt) devient, par l'écriture
    de Keene, mais aussi par la mise en scène (dans le style de Claude
    Régy) de Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau, l'un de ces sentiments
    improbables et magiques comme le théâtre seul en a le secret
    de fabrication, et qui nous emmènent dans un monde autre. Celui où,
    par leur dessin allongé, insolite, les ombres portées de nos
    sentiments nous fascinent plus que leur reflet exact dans un miroir. « Nul
    acte de théâtre n'est naturel. Il omet toujours quelque chose.
    Il inclut toujours quelque chose qui n'est pas naturel. Notre présence
    face à un acte de théâtre est (...) un pari sur l'existence
    du spirituel », écrit Daniel Keene.