Si un oiseau ou Gulliver avaient pu braquer un appareil de photo vers la terre, alors nous aurions eu ces étonnants clichés-là... Ils mettent en valeur un type de perspective à une hauteur de vivant encore, où les paysages révèlent leur composition, les villes leur agencement, les humains leurs ombres étirées et l'agriculture ses tableaux abstraits. En fait, ce qu'ont en commun Michel Dehaye (France), Wolfgang Bieck (Allemagne), James Powers (USA), Bert Maetens (Belgique), pour ne citer que ceux-là, outre leur appartenance au groupe « Les Yeux du Vent », est la pratique originale de... la photographie par cerf-volant. Déjà, bien avant les débuts de l'aviation, Arthur Batut (1846-1918) réalisait en 1888 la première vue aérienne par cerf-volant, lequel devint alors un porteur efficace pour l'appareil de photo, mais parfois aussi pour l'opérateur lui-même ! Si cette pratique tomba en désuétude lors de la Première Guerre Mondiale au profit de la photo par avion, elle revient aujourd'hui et crée des images étonnantes, souvent poétiques. Photographes et cerf-volistes, ces artistes ont pu développer une imagerie que ni l'avion ni le drone ne sont parvenus à remplacer... Toujours en relation avec la photographie et le cerf-volant, mais d'une tout autre façon, Alain Chevalier, ancien scénographe et grand voyageur, promène un peu partout dans le monde les cerfs-volants variés et nombreux qu'il a créés, avec cette idée originale de les faire photographier dans un site qui leur sert de fond, de décor, de répondant. Une relation formelle (couleurs, formes), symbolique ou même écologique unissant la figure et le fond émerge toujours de ces photos d'une indéniable qualité esthétique. Les paysages en sont perçus différemment, effleurés d'une touche de mystère. L'ensemble est visible dans un livre de photographies, « Cerfs-volants » d'Alain Chevalier, photographies d'Elodie Chevalier et Anne-Marie Landon, aux Éditions du Chameau (2025).
Mais, aussi bien les aérophotographies du groupe « Les Yeux dans le Vent » que cet ouvrage d'Alain Chevalier et d'autres surprises encore, planant dans les hauteurs du ciel, n'ont pu être visibles qu'à Dieppe et jusqu'au 21 septembre, dans le cadre du Festival international de Cerfs-volants. Pris comme support d'expression artistique, le cerf-volant débordait ainsi sa dimension spirituelle d'origine, puis simplement ludique.
À Dieppe on les aperçoit de loin, ces nénuphars bigarrés ondulant leurs formes étranges dans l'eau du ciel !... Pour cette édition du festival, la nouvelle équipe de direction a justement choisi le thème « Formes et couleurs », et en prenant le risque d'un concours de création sur... l'équilibre asymétrique (alors que dans nos communes représentations, le cerf-volant reste un losange bien symétrique) ; et deux plasticiens, l'italien Maurizio Cenci et le balinais Kadek Dwi Armika, ont relevé le défi dans une exposition de grande qualité. Voici leurs constructions très élaborées, évoquant force et fragilité en tensions : les formes circulaires dans lesquelles s'inscrivent souvent des triangles, avec un design évoquant les années 60 (« Venezia »), ou l'imitation d'une structure d'ADN (« DNA ») chez Cenci ; et les structures très éclatées jusqu'à l'éparpillement chez Armika : « le vent est sa matière première, le ciel sa toile, le silence son complice ». N'oublions pas qu'à Bali, le cerf-volant demeure un rite, une offrande portée par les vents... Une offrande de taille puisque certains cerfs-volants indonésiens peuvent atteindre... 100 mètres de longueur en prolongement de leur tête ! Hors ces géants, lorsqu'on se promène à Dieppe les jours de festival, les yeux levés vers le ciel habité, le long des huit hectares de pelouse balayée par les vents près de la plage, on distingue vite les cerfs-volants gonflables, le plus souvent figuratifs et célébrant un monde juvénile avec ses héros - de Lucky Luke à Superman - et ses dragons, mais également des cerfs-volants « abstraits », géométriques, circulaires ou triangulaires souvent prolongés d'une queue, ou encore allongés, sinueux. Rappelons l'intéressante étymologie du mot cerf-volant : serp-volante, « serp » désignant un serpent en ancien français... Interagissant avec elles, changeants, le ciel et le vent ne sont pas, pour toutes ces oeuvres hétérogènes, n'importe quelle cimaise ! Par ses couleurs, le ciel et par ses courants aériens, le vent génèrent d'autres variations. Si bien que lors des démonstrations musicales l'après-midi, qui tiennent du ballet acrobatique (Team One Shot, Cerf-volant Folie, Flying Squad) autant que de la performance (Giovanni Govoni, capable de contrôler seul trois cerfs-volants simultanément), il est difficile de prévoir l'effet d'ensemble avec précision... Mais, pour contempler ces évolutions de structures bariolées, le seul fait d'avoir sans cesse à tourner son regard vers le ciel semble nettoyer les yeux de leurs buées, voiles et encombrements. Ne dirait-on pas aussi que la céleste cimaise élève poétiquement l'esprit du spectateur ? Et celui des cerf-volistes du monde entier, bricoleurs, passionnés de vent, de ciel et de liberté, que l'on croise dans les stands ou sur les pelouses ?
À cause de l'actualité, on est enclin à opposer le drone, inquisiteur, hyper-technique, porteur de mort et destructions, et notre pacifique cerf-volant qui joue indolemment avec les courants aériens, et s'en va porter les bonnes nouvelles de notre art vers les dieux.
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