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Le C'HYBERT Rallye de Paris
Quand l'art Contemporain se met au rallye
Le C'HYBERT Rallye de Paris - Quand l'art Contemporain se met au rallye
par Thierry Laurent
L'art contemporain s'est progressivement tourné vers des pratiques immatérielles—actions, performances, happenings— au point que dès 1969 Harald Szeemann a sanctifié ce nouveau pouvoir donné à l'éphémère du geste, avec la désormais célèbre exposition: « Quand les attitudes deviennent formes ».

Avec le rallye, l'art vient sans doute d'inaugurer une nouvelle manière d'être vécu, si tant est que l'art émerge davantage aujourd'hui comme flux vital que comme œuvre close. On connaissait les rallyes automobiles, les rallyes raid à moto, mais voilà qu'avec Le C'hybert Rallye de Paris organisé par Fabrice Hybert et la société UR (les épreuves se déroulant sur plusieurs jours, du 2 au 6 octobre 2002), cette activité à la fois conviviale et compétitive s'aventure pour la première fois sur le terrain de l'art.

Un rallye d'art contemporain donc ? Pourquoi pas ! Mais au fait, en quoi cela peut-il consister? Le principe du C'hybert Rallye repose sur la résolution d'énigmes consignées dans un « road book », permettant de retrouver et d'identifier un certain nombre de POFs dûment répertoriés dans les premières pages et disséminés en divers lieux de la capitale. POFs? Qui dit POFs, dit « prototype d'obj et en fonctionnement », obj et détourné, réarrangé avec une connotation absurde, objet gag si l'on veut, dont les modes d'emploi informels et non définis à l'avance résultent des jeux d'improvisations réalisés devant caméra vidéo par l'acteur, Élian, qui le temps d'une prestation, se métamorphose en sulfureuse Éliane Pine Carrington, femme du monde loufoque et frivole qui joue avec les POFs avec une délectable désinvolture. Les POFs s'inscrivent peutêtre dans la lignée de fameux « objets à fonctionnement symboliques » propres aux Surréalistes, et l'on pense en particulier au fer à repasser muni de clous de Man Ray (« Cadeau », 1921) ou peut-être au « Déjeuner de Fourrure », tasse et soucoupe recouverts de pelage animal, conçu en 1936 par Meret Hoppenheim. Seulement voilà, si les objets surréalistes n'avaient d'autre vocation que d'être montrés tels quels, les POFs de Fabrice Hybert, eux, continuent leur carrière d'objets, puisqu'ils sont destinés à être manipulés par Éliane Pine Carrington, au cours de séquences video, où l'on voit l'acteur travesti s'adonner à des mimes, visant à conférer un improbable sens à des objets qui échappent à toute catégorisation. S'instaure ainsi un triple mode de présentation des objets, reposant d'abord sur leur présence conceptuelle en tant que « prototype », puis sur leur «activation » à travers une improvisation théâtrale, enfin sur leur mise en images à travers le médium vidéo. Les POFs de Fabrice Hybert, qu'ils soient immobiles, manipulés ou filmés, constituent les étapes d'un univers en expansion: aujourd'huau nombre de cent quarante, le plus récent étant « le baveur » sorte de costume en coton destiné à recueillir les rejets alimentaires d'un nourrisson récalcitrant, dernier en date d'un longue lignée parmi les plus connus et presque les classiques du genre, « la balançoire », le « ballon carré », « les échasses », « le gant à six doigts », « la voiture à double tranchant », « l'escalier sans fin » ... etc.

Le principe du rallye consistait donc à trouver des POFs dans Paris, à des endroits bien précis, définis à travers autant d'énigmes qu'il fallait résoudre. Outre la recherche itinérante des POFs, les candidats devaient aussi trouver les réponses à des questions consignées dans le Road Book issues de l'imagination fertile des organisateurs.

Point de départ du rallye: le parvis du Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, le 2 octobre au matin. Et il y avait foule pour réceptionner les « hybgags », sac à liseré vert contenant les indispensables instruments de navigation: roadbook, plan de la ville, carnets de note, barettes de fruits aux vitamines.

Pas vraiment fastoches les énigmes à élucider pour retrouver les POFs, et il fallait avoir du mérite pour ne pas céder au découragement, ou à la paresse du cancre. Jugez sur pièce tout de même: pour retrouver le POF n° 19, il fallait se rendre au lieu ainsi défini: « Lève-toi et marche, agite- toi et soigne toi! » Allez savoir! « La clef d'huître » définissait l'endroit où se situait le POF n° 24. Le n° 26 se trouvait dans « un hôtel dans une cité rouge du Monopoly dont Jean Jaurès voit l'image ». Quant au POF n° 60, il se dissimulait « à droite d'un ours et en face d'un sophora ». Mystère !

Quant aux questions, elles faisaient appel à une culture générale d'un éclectisme débridé: certaines étaient d'ordre métaphysique: « Le ciel a-t-il un sexe ? », « Quel est le métier de Dieu? », d'autres exigeaient des connaissances botaniques: « De quelle couleur est la fleur de calendula et quel est son nom commun? », enfin bon nombre exigeaient des connaissances artistiques ou littéraires: « En quelle année ont été faites les peintures du Terminus Nord? », «À quelle station de métro Marcel Proust et Made in Eric auraient-ils pu se retrouver? » « Après le tournage du film, à quoi était destiné le décor de Playtime ? », « Les bandes de Buren sont-elles blanches sur fond de couleur ou le contraire ? »...

Heureusement, le C'hybert rallye s'étendait sur plusieurs jours, c'est dire que les candidats avaient le temps d'user de tous les moyens de recherche qu'une capitale comme Paris met à leur disposition. L'esprit du rallye était davantage à la convivialité qu'à la compétition sans merci. Le premier soir, le point de ralliement n'était autre que les locaux de la nouvelle maison de vente Artcurial: manière discrète de laisser entendre que toute légitimation de l'art oscille fatalement entre le musée et les instances commerciales? Il s'agissait surtout pour les concurrents d'échanger sur place un maximum d'informations susceptibles d'améliorer les scores (certaines négociations n'étaient pas sans âpreté), ce qui n'interdisait pas de goûter sur le tard les alcools du buffet et les décibels de la piste de danse.

Le moment fort du C'hybert Rallye était sans doute le POF Cabaret, spectacle qui s'inscrivait également dans le programme de « Nuit Blanche à Paris ». Pour la première fois un parcours d'art contemporain était organisé le temps d'une nuit dans les rues de la capitale dont le but était de présenter des oeuvres situées en différents espaces de large visibilité. C'hybert Rallye et Nuit Blanche à Paris s'inspiraient donc d'une même démarche visant à désenclaver l'art des musées et de galeries pour investir la ville toute entière.

Le POF Cabaret - une des étapes incontournables de la Nuit Blanche - se déroulait dans le grand hall d'entrée du Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, ici détourné de sa fonction initiale pour devenir cabaret. Un grand podium traversait la salle où était invité à défiler en grande pompe aux sons d'une musique tonitruante Éliane Pine Carrington costumée, harnachée, métamorphosée tour à tour en maîtresse femme autoritaire, puis en séduisante dominatrice, gantée et gainée de cuir.
Ce n'était pourtant pas à un défilé de mode que s'adonnait l'acteur, mais à un spectacle résultant d'une succession de jeux de mime, où les POFs (les originaux ici exposés sur scène) étaient
manipulés les uns après les autres, donnant lieu à autant de numéros d'acteurs à la fois felliniens et dadaïstes. Sous les tréteaux était installé une série de moniteurs vidéo retransmettant les improvisations d'Élian antérieurement réalisées avec cesmêmes POFs. Le POF Cabaret donne donc, par delà la vidéo, une nouvelle dimension à l'univers de Fabrice Hybert, celle du spectacle in live, de la performance, du théâtre.

L'univers d'Hybert dans son extrême démultiplication est de prime abord insaisissable. Car il ne saurait s'accommoder d'aucun support unique et encore moins de mode unique de présentation. Hybert formalise un état présent de l'art contemporain: l'éclatement des limites hors desquelles l'art n'a cessé jusqu'à présent de s'émanciper. L'art d'Hybert s'inscrit dans une démultiplication sans fin des espaces autant de conception que d'expression de l'art. D'ou son caractère infini et indéfinissable.

Hybert élabore ses projets grâce à ces outils conceptuels que sont ses dessins, ses toiles (ses fameuses peintures homéopathiques) où se juxtaposent comme jaillissements spontanés une
multiplicités de mots, de formules, de symboles et de signes qui s'enchevêtrent en un jeu de correspondances poétiques. De là sortent les POFs en trois dimensions, petites énigmes lou-
foques à manipuler dont la clé illusoire, ( illusoire, car en réalité il n'y a pas de clé et c'est de là que vient le vertige) nous est donnée par les improvisations d'Élian. Impossibilité de définir
avec Hybert une forme à priori de l'art contemporain! Plus de limite donc, ni de temps, ni de lieu les réalisations se révèlent autant en place publique, en galerie, en musée, sur des lieux de
travail, que sur dessins, toiles, vidéos, aujourd'hui spectacle de cabaret. Peut-être faut-il concevoir l'œuvre d'Hybert comme un univers en devenir et dont la vocation est de nous mener de
l'autre côté du miroir, comme l'Alice carollienne. L'œuvre d'Hybert se présente comme un monde global, " glissant ", dont le lieu d'existence serait une représentation en continu dans
une salle de théâtre virtuel: le décor de ce spectacle virtuel neserait autre que les dessins et
« toiles homéopathiques », sur les tréteaux, les POFs, montrés à l'état inerte ou à travers les
improvisions d'Élian: l'objet ne va pas ici sans l'acteur, qu'il s'exprime devant une caméra ou directement sur scène. Hybert et la société Unlimed Resposability sont comme une réplique
des studios Walt Disney, mais avec le cabaret Voltaire comme lieu de scène. N'est-ce pas aussi cette économie du gadget qu'Hybert caricature à travers le cortège de prototypes qu'il
met en scène (car il s'agit bien de « prototypes » d'objets, donc des objets d'ordre conceptuel, mais dont paradoxalement le concept n'est pas encore défini, voire indéfinissable): manière
de fustiger la régression au stade infantile de la consommation, la vacuité du désir toujours gangrené par l'intox publicitaire. La dérision visible de l'art n'a d'autre effet que de révéler l'invi-
sible dérision de tout univers social.

Dimanche 6 octobre, dix-sept heures, grand hall du Musée d'Art moderne de la Ville de Paris. Moment qui s'avère plus émouvant qu'il n'y paraît: celui de la désignation des gagnants.
Les premiers emportent une toile de Fabrice Hybert, les suivants des dessins. Selon les dires des heureux élus, l'émotion ne doit rien à la victoire, mais tout à l'enchantement déjà nostalgique de s'être aventuré dans un univers inédit à travers une ville réenchantée en labyrinthe utopique.

Le rallye, chiffre à l'appui, fut un succès au - delà des espérances: plus de trois cents participants, étudiants en art et jeunes collectionneurs. Mais surtout, et malgré l'apparente complexité des questions, les concurrents se sont avérés d'excellents compétiteurs: les vingt premiers ont élucidé en moyenne une soixantaine d'énigmes. Davantage que l'esprit de défi, c'est la volonté d'établir des liens parmi le ou les publics de l'art contemporain qui a présidé à la conception du rallye. D'ailleurs un prix fut remis au candidat arrivé en quarante-et-unième position, choix intentionnellement arbitraire, mais dénotant la volonté de ne pas récompenser uniquement les premiers. Un prix a été également remis à celui qui a rendu le road book le plus original, doté de réponses pas forcément exactes, mais du moins poétiques. Un fait est certain: l'art contemporain attire un public nouveau parfaitement disposé à se laisser dérouter hors des sentiers convenus des institutions. C'est vrai autant du C'hybert rallye que de Nuit Blanche à Paris, événement qu'il convient ici également de saluer pour son succès populaire.

Je demeurai cependant sur ma faim. Comment les candidats avaient-ils répondu si nombreux à des énigmes qui me paraissaient ésotériques ? J'ai réussi à joindre Hybert qui m'a donné la clé de certaines énigmes, avec ce ton agacé et indulgent d'un mâître s'adressant à un élève au faible Q.I.
Quel lieu désignait la formule à connotation biblique: « Lève-toi et marche, agitetoi et soigne- toi!».?
Élémentaire ! « Lève toi et marche » désigne Lazare, d'où la gare Saint-Lazare, « agite-toi » désigne la Fnac, « soigne-toi » le rayon pharmacie de cet illustre magasin, là où se trouvait le fameux POF Ballon Carré. Et « La clef d'huître » ? Tout simplement le musée de la serrure rue de la Perle-élémentaire - où se trouvait le POF « baisers d'arbres ». Et « Un hôtel dans une cité rouge du Monopoly dont Jean Jaurès voit l'image » ? Soyons sérieux: introuvable! Mais pas du tout, mon bon ami: un simple clic sur Internet indiquait que l'association JeanJaurès, ancien siège du Parti Socialiste, se trouvait cité Malesherbes et qu'en face se trouvait une maison où se trouvait la gardienne du POF qui répondait au nom de Limage. Enfin, encore une question: «À droite d'un ours et en face d'un séphora » ? Simple comme bonjour: l'ours n'est autre que celui duJardin des Plantes, quant au séphora, il s'agit de l'arbre qui pousse juste en face de la cage. Le POF en question était une marqueterie belge, travail particulier qui consiste à implanter une essence différente dans l'écorce d'un arbre, qui au bout de quelques années développe de superbes excroissances naturelles correspondant à la greffe.

Avis aux amateurs! Fabrice Hybert et sa société UR projettent d'organiser un rallye qui se déroulera entre plusieurs grandes capitales de la planète. En plusieurs langues. C'est pour bientôt: alors il reste peu de temps pour s'entrâîner dare-dare aux charades et aux énigmes.
Thierry Laurent
mis en ligne le 07/04/2003
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