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Dossier Kafka
Une lettre à Franz Kafka par Aurélie Serfaty-Bercoff
Dossier Kafka : Une lettre à Franz Kafka par Aurélie Serfaty-Bercoff
Cher Franz Kafka,
Ne vous étonnez pas de cette lettre. Cela fait déjà longtemps que je souhaitais vous écrire, en toute modestie, par reconnaissance, en remerciement à ce que vous m’avez donné à lire, vivre et sentir durant ces années. Recevez cette missive admirative, amicale, amoureuse en écho aux lettres, cahiers in-octavo et journaux, recouverts de votre écriture en danse d’insectes, trempée à l’encre noire, arrivés jusqu’à nous, échappés de la morsure des flammes à l’aide de l’ami le plus précieux qui soit: Max Brod. Merci d’abord de m’avoir fait connaître votre ville : Prague, de m’avoir tenu la main dans ses ruelles tortueuses, ses petites cours intérieures ou ses églises baroques. Sur le Pont Charles, monumental pont de pierre, devant les statues de saints sur lesquelles reposent de riantes mouettes, me revient un de vos poèmes de jeunesse, comme soufflé par le vent caressant la surface de la Vltava:

    Des gens qui foulent des ponts obscurs
    En passant devant des saints
    avec une lanterne dépolie
    des nuages qui défilent dans un ciel gris
    devant des églises
    dont les tours baignent dans le crépuscule
    Quelqu’un est appuyé contre le parapet
    Et contemple l’eau du soir,
    Les mains posées sur les vieilles pierres.

Dans la nef centrale de la Cathédrale Notre dame de Tyn, je m’attends à tout instant à voir apparaître l’aumônier des prisons du haut de sa chaire appelant : « Joseph K» pour lui réciter la Parabole de la Loi ; et lorsque j’observe de l’autre rive le Château s’étalant au loin, je m’imagine en arpenteur, les pieds dans la neige, en pays hostile, incapable d’arriver un jour jusque devant le portail de l’inaccessible édifice.
Comment se fait-il que Prague soit tellement empreint de vos oeuvres, alors que vous ne l’avez jamais nommément citée ?
Chacune de ses pierres crie votre nom ou donne à voir la profondeur de votre regard : « Kafka était Prague et Prague était Kafka», Monsieur Johannes Urzidil l’avait déjà compris.
Devant le Palais Kinski, au Rez-de-chaussée à droite, je reconnais le magasin de votre père et son enseigne représentant un choucas, « kavka», perché sur un rameau de chêne et dans la Ruelle d’or, dans l’enceinte du Château, je me penche pour entrer dans une de ces minuscules masures d’alchimiste oùvous avez travaillé au calme, loin des bruits qui vous agressaient. Je vous y observe mettre un point final au Médecin de campagne et à La Muraille de Chine.
Je vous ai rejoint au café Louvre, dans les arrière-salles enfumées (où l’on sert un chocolat chaud si épais qu’on le boit à la petite cuillère), suivant d’un oeil distrait les conversations excitées des brentanistes convaincus, puis au Café Arco avec vos amis du cercle de Prague, Max Brod, bien sûr, Oskar Baum et Felix Weltsch y retrouvant toute l’intelligentsia de langue allemande de la ville. Sans oublier le café Montmartre et son fameux serveur-maître de cérémonie, Hamlet, et le café Savoy où je découvris avec vous Isaac Löwy et sa troupe de Théâtre Yiddish : « je voudrais vous dire, Mesdames et messieurs, que vous comprenez le yiddish bien mieux que vous le croyez… ».
Merci de m’avoir fait connaître les femmes que vous avez choisies: Hedwig, Felice, Grete, Julie, Milena, Dora…, de m’avoir montré qu’une correspondance amoureuse pouvait être autre chose qu’un étalage de sentiments mais également une machine de guerre, un jeu dangereux, un «outil-vampire» dont l’objectif est – sans le vouloir, peut-être de s’étendre, asseoir un empire sur l’autre, utiliser son énergie pour créer. Car, dès lors que vous écrivez à ces jeunes filles, vous faites d’elles les témoins privilégiés de vos faiblesses physiques, de vos abattements, de vos difficultés à avancer dans votre oeuvre. Vous leur écrivez chaque jour, plusieurs fois par jour même, vous lançant dans un monologue dont elles sont presque les muets destinataires, leur assenant vos sombres pensées, (« la semaine dernière, j’allais vraiment bien avec la rue où j’habite et que j’appelle «rue-tremplin-pour-les-candidats-aux-suicide»), et la somme de votre épuisement. Vous l’avez bien montré dans vos correspondances avec Felice et Milena.

Felice Bauer fut votre éternelle fiancée, cette femme simple et solide que vous prîtes pour une bonne lors de votre première rencontre : « visage osseux et insignifiant qui portait franchement son insignifiance. Cou dégagé. Blouse jetée sur les épaules. Elle semblait être habillée tout à fait comme une ménagère, bien qu’elle ne fût nullement comme j’ai pu le constater ensuite… », notez-vous dans votre Journal. Cette histoire fut un enchaînement de petites tortures mentales, entraînant la jeune femme dans les plus profonds méandres de votre création (ne fut-elle pas le témoin direct de la naissance du Verdict et de La Métamorphose?), incapable que vous étiez de choisir entre le mariage et votre terrible maîtresse, la littérature. « En tout cas, chérie, je t’en supplie les bras au ciel, ne sois pas jalouse de mon roman. Si les gens de mon roman remarquent ta jalousie, ils me fausseront compagnie (…). »
Avec Milena Jesenska, l’Ange, la Sublime, ce fut une rencontre plus littéraire, puisque avant d’être une amoureuse, elle fut la traductrice de vos nouvelles en tchèque. C’est à elle que vous laisserez une de vos plus belles confessions : « Écrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route ». C’est sans doute pour cela qu’il n’existe pas de correspondance avec votre dernière compagne Dora Diamant, celle avec qui vous vivrez les ultimes et plus beaux et paisibles moments de votre vie…
Merci également d’avoir tenu votre Journal qui représente pour moi et beaucoup d’autres un véritable petit bréviaire : un trésor indispensable où l’on suit les interrogations et angoisses d’un écrivain, ses observations ; où l’on se découvre à travers vous, parfois dans le goût salé d’une larme ou dans un éclat de rire : « Violente averse. Mets-toi face à la pluie, laisse ses rayons de fer te pénétrer, glisse dans l’eau qui veut t’emporter, mais ne bouge pas, reste droit et attends le soleil qui va couler à flots, subitement et sans fin. ». (27 mai 1914).
Merci d’avoir achevé et inachevé vos oeuvres, de les avoir laissées ouvertes à toutes les interprétations, de traîner derrière vous des milliers d’exégètes dont vous vous moquez bien et de vous être arraché des tripes un cancrelat, une cantatrice, un singe et un soutier.
Merci enfin d’accepter que l’on vienne vous rendre visite au cimetière juif de Strasnice où vous reposez (en paix, qui sait ?) auprès de votre père et de votre mère. La dernière fois, le soleil était éclatant, j’y ai déposé un petit pot de marguerites puis, le ciel s’est brusquement noirci, laissant place à une violente averse (la même que dans le Journal.).
Était-ce un signe de vous ?
Aurélie Serfaty-Bercoff
mis en ligne le 01/03/2006
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