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Lectures de l’art
Un regard contemporain sur Rembrandt :
Jean Genet lecteur de Rembrandt, ou le regard blessé
Rijksmuseum Amsterdam, 26 janvier – 31 décembre 2006
Un regard contemporain sur Rembrandt : Jean Genet lecteur de Rembrandt, ou le regard blessé
Par Agnès Vannouvong
Kunst kann nicht modern sein ;
Kunst ist urewig
L’art ne peut être moderne;
l’art est de toute éternité
Egon SCHIELE, 1912
Un regard contemporain sur Rembrandt : Jean Genet lecteur de Rembrandt, ou le regard blessé

Jean Genet, romancier et dramaturge, est passé maître dans l’art de faire des portraits d’artistes comme le montrent ses essais esthétiques consacrés à Giacometti (1) et Rembrandt. De son voyage à Londres en 1952 et à Amsterdam en 1953, où il se rend pour étudier l’œuvre du peintre flamand, naît une admiration sans bornes et un essai qu’il laissera inachevé, et qu’on connaît sous la forme de deux textes brefs : Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes et Le secret de Rembrandt (2). Cet hommage intemporel, rendu par Genet, est l’occasion de rappeler la présence vivante du peintre flamand à travers un regard qui accorde une importance toute particulière à l’expérience de la solitude et à la blessure du sujet.

Que voit Genet dans l’œuvre de Rembrandt? Qu’il y a-t-il à l’origine de sa fascination ? " A l’origine de ces lignes, il y a mon émotion devant ses plus beaux tableaux. – Qu’est-ce que j’ai donc ? Pourquoi ça? Qu’est-ce que c’est que ces peintures dont j’ai tant de mal à me désembourber? " (3). C’est l’expérience de soi et de l’autre, cet autre caractérisé par la désintégration et la désidentité qui intéresse Genet : " Il me fallut sans doute assez longtemps pour arriver à cette idée, désespérante et enivrante : les portraits faits par Rembrandt (après la cinquantaine) ne renvoient à personne d’identifiable. Aucun détail, aucun trait de physionomie ne renvoie à un trait de caractère, à une psychologie particulière. Sont-ils dépersonnalisés par une schématisation ? Pas du tout. Qu’on pense aux rides de Margaretha Trip. Et plus je les regardais, espérant saisir, ou l’approcher, la personnalité, comme on dit, découvrir leur identité particulière, plus ils s’enfuyaient – tous – dans une fuite infinie, et à la même vitesse. " (4). Ce qui fascine Genet est l’acuité d’un regard qui laisse présager une tristesse et une fuite qui ne permettent pas de saisir les personnages mais au contraire les dérobent au regard.

Genet est sensible à la solitude dans les peintures de Rembrandt tout comme dans les sculptures de Giacometti. La lecture biographique est tentante ; comment ne pas voir une filiation imaginaire, voire un trait de ressemblance entre les statues hiératiques de Giacometti et ses Figures qui marchent, les autoportraits de Rembrandt et lui, Genet orphelin, élevé par l’assistance publique ? " Négligeable cette tristesse ? Celle d’être au monde ? Pas autre chose que l’attitude prise naturellement par les êtres quand ils sont seuls, en attente d’agir, comme ceci ou cela. Lui-même, Rembrandt dans son autoportrait à Cologne, où il rit. Le visage et le fond sont si rouges que tout le tableau fait penser à un placenta séché au soleil ". Rembrandt peintre de la chair comme peintre de la solitude intéresse tout autant le romancier. Dans le clair-obscur " Le philosophe en méditation " (5), un vieil homme chenu - figure du vieux philosophe solitaire - pose en robe de chambre. Il est éclairé par une lumière que filtre la fenêtre, tandis que le premier plan est plongé dans la pénombre, ainsi que la partie médiane de l’escalier en colimaçon, dont le mouvement courbe est la métaphore lisible du savoir. La partie droite du tableau laisse également surgir un flot de lumière qu’alimente un personnage attisant un feu de cheminée. Dans cette scène intimiste, ou scène de vie ordinaire, prolifique dans la peinture hollandaise, le temps est suspendu et la figure semble comme mise à distance. Le tableau, entre halo de lumière et zones obscures, est frappé d’irréalité et nourri de détails ; du peignoir entrouvert du vieillard surgit un corps noir, masse charnelle ou matière picturale, qu’enrobent de sombres vêtements. Du serviteur penché sur le feu allégorique de la connaissance ou le simple feu domestique, surgit le punctum de l’image ; la main tient le tison, objet qui va alimenter l’antre, et objet qui relie deux mondes; celui du dedans et du dehors, de la lumière et de l’obscurité.

Dans ce qui semble être à priori une simple scène d’intérieur, le travail du peintre, nourri par un jeu de contraste propre à l’esthétique du clair-obscur baroque, intensifie l’imagination de la solitude, celle du penseur, loin du monde, dont le corps reste cependant ancré dans une réalité toute prosaïque avec la présence d’un homme ordinaire dont le geste banal est d’entretenir le foyer. Autre détail qui force le regard : l’escalier et son chemin sinueux. On aurait envie de prendre l’escalier, pour y voir ce qui s’y cache à la cime. Derrière cette zone d’invisibilité obscure qui est la matière même de l’imaginaire, Rembrandt ne laisse deviner que l’épaisseur d’une matière ; le noir dur de la peinture attire et révulse le regard, d’abord happé par une clarté, la même qui entoure les portraits de la céleste figure Saskia (6).

" Rembrandt n’exprime pas ce qu’il possède, il invoque ce qu’il appelle " selon Malraux. L’invocation de la solitude n’échappe pas à Genet qui regarde, lit et décortique une œuvre en prise avec des tensions : celle de la folie baroque du détail qui entoure les portraits de Saskia où le peintre est comme " amoureux du faste " (7), luxe du détail aux résonances affectives qui tranche avec l’austérité des portraits religieux. Dans la pleine sobriété de ces portraits, le spectateur est touché par la grâce de ces figures qui ne disent rien mais dont le regard laisse deviner la craquelure et la blessure secrète. Dans les autoportraits en vieillard de Rembrandt qui sont autant de méditation sur la vieillesse et la souffrance, " notre regard se fait lourd, un peu bovin. Quelque chose le retient, une force grave ", écrit Genet. Le regard s’attarde sur des détails ; le béret noir, les cheveux blancs, le noir des yeux, les rides - creusets du temps - le sérieux, la gravité et l’inquiétude du regard. Rembrandt incarne à la fois la présence et l’oubli de soi ; il figure la présence et l’absence d’être au monde. Genet perçoit dans cette œuvre un sujet abîmé et une solitude universelle : " Vouloir n’être rien, c’est une phrase qu’on entend souvent. Elle est chrétienne : faut-il comprendre que l’homme cherche à se perdre, à laisser se dissoudre ce qui, de quelque manière, le singularise banalement, ce qui lui donne son opacité, afin, le jour de sa mort, de présenter à Dieu une pure transparence, même pas irisée ? Pour Rembrandt, toute son œuvre me fait penser qu’il ne lui suffisait pas de se débarrasser de ce qui l’encombrait pour réussir cette transparence […] mais de le transformer, de le modifier, de lui faire servir l’œuvre. Défaire le sujet de ce qu’il y a d’anecdotique et le placer sous une lumière d’éternité. Reconnu par aujourd’hui, par demain, mais aussi par les morts. Une œuvre offerte aux vivants d’aujourd’hui et de demain mais pas aux morts de tous les âges, serait quoi ? Un tableau de Rembrandt non seulement arrête le temps qui faisait le sujet s’écouler dans le futur, mais le fait remonter aux plus hautes époques. Par cette opération, Rembrandt fait appel à la solennité, chaque événement est solennel : pour cela sa propre solitude le renseigne ".Ce que Genet voit chez Rembrandt, c’est la " bonté forte " des portraits mais c’est surtout son propre regard. Ce qui le bouleverse, et nous émeut, c’est cette infinie et " infernale transparence " de la blessure.

Agnès Vannouvong termine une thèse en littérature sur le théâtre de Genet à l’université de Paris. Elle est également l’auteur d’un essai esthétique sur l’image androgyne dans l’œuvre d’Hervé Guibert, à paraître en 2006 aux éditions l’Harmattan.

Agnès Vannouvong
(1) L’atelier d’Alberto Giacometti, L’arbalète, 1958
(2) Le secret de Rembrandt d’abord paru dans L’express, 4 septembre 1958 puis aux éditions Gallimard, 1958,
(3) Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes, Gallimard, 1995
(4) Ce qui est resté d’un R déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes, p 78.
(5) "Le philosophe en méditation", Louvre 1632.
(6) "Portrait de Saskia en Flore ", 1634
(7) Le secret de Rembrandt, p31.
mis en ligne le 13/03/2007
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Véronique Bigo lectrice de Fra Angelico