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Dossier Liu Ming
Liu Ming
Esthétique d’un bonheur totalitaire ?
Dossier Liu Ming : Liu Ming Esthétique d’un bonheur totalitaire ? par Thierry Laurent
Par Thierry Laurent
Dossier Liu Ming : Liu Ming Esthétique d’un bonheur totalitaire ? par Thierry Laurent
Liu Ming, Une paire, 100 x 120 cm. Huile sur bois. 2004.
La peinture de Liu Ming procède d’un constat désabusé, celui d’une civilisation globale avec ses cités identiques sur tous les continents, ses terrains de loisirs semblables les uns aux autres, ses échanges amoureux qui, par delà les cultures et les modes de vie, se formatent sur un même modèle. Mais est-ce bien de la peinture ? Car l’artiste appuie sa démarche sur la préséance du support photographique. Ses premiers travaux sont des photographies d’agglomération urbaines saisies dans leur austère verticalité : empilement d’étages, alignements rectilignes de fenêtres, stricte impersonnalité des tours à angles droits. Si Liu Ming arbore par la suite le medium peinture, de la photographie, il conservera une sorte d’exactitude chirurgicale dans le rendu du réel. Ses peintures ultérieures seront issues de photos prises avec une précision d’entomologiste. Autant dire que Liu Ming est un artiste dont le sujet d’élection est la prise sur le vif du décor contemporain.

Liu Ming appartient à cette lignée d’artistes qui, nés en Chine, ont choisi la France comme terre d’élection artistique. Originaire de Nankin, il choisit l’école des Beaux-Arts de la ville pour assurer sa formation. Puis, en 1991, après avoir exercé successivement plusieurs métiers en Chine, peintre publicitaire, professeur d’art, maquettiste, il s’installe en France. Liu Ming est de cette nouvelle génération d’artistes chinois qui préfère ne pas s’occuper de politique et se consacrer exclusivement à l’art. En quittant son pays, Liu Ming renonce aussi à s’identifier à une culture spécifiquement chinoise. Ses véritables racines se trouvent dorénavant sous le bitume des grandes villes qui jalonnent la planète. L’univers de Liu Ming ? : les cités, Internet, les loisirs de masse. Notre monde.

L’oeuvre de Liu Ming commence en forme de fresques photographiques retraçant l’épopée d’une civilisation vouée aux ensembles urbains, avec leur uniformité terrifiante, leur sinistre anonymat, leurs accumulations d’étages, de tours, donnant sur des terrains de baskets ou de tennis. Les paysages urbains de Liu Ming sont de surcroît dépourvus de personnages, un silence oppressant nourrit une atmosphère vide où s’oppose à la verticalité des immense tours la triste planéité des terrains de sports. L’artiste se plaît à décliner de cliché en cliché le même panier de basket ball, symbole d’un enfermement du sport entre grilles et bitume : on le voit derrière les murailles de la Cité Interdite de Pékin, face aux tours du treizième arrondissement de Paris, sous les lignes de métro aériennes. Si l’artiste a maintenant recours au médium peinture, il ne renonce pas pour autant à la photographie. Il continue de prendre d’innombrables clichés du mode de vie urbain, lesquels servent de points de départ à une peinture vouée à la pure objectivité. Liu Ming refuse toute interprétation personnelle, proscrit toute émotion, tout affect. Sa peinture est un mode neutre d’enregistrement. De fait, entre les tirages couleurs de ses clichés ou les peintures qui en découlent, la différence est infime. La peinture se nimbe parfois d’une coloration monochrome, comme une photo sous-exposée : une peinture qui s’avère plus photographique que la photo elle-même. L’impersonnalité des images de Liu Ming n’est autre que celle qui emprisonne notre quotidien. Liu Ming décline des terrains de sport au pied des grands buildings, terrains de tennis, de basket, de foot. Terrains déserts : nulle âme qui vive, aucun joueur, pas de cris d’enfants. Le terrain de jeu n’a valeur que de décor, d’alibi, de signalement de l’espace. Nulle convivialité, nulle humanité dans ces paysages, un univers de béton, de vitrages alignés au cordeau, des ensembles anonymes, des lieux privés de toute humanité, univers d’asphalte, de béton et de métal. Notre modernité urbaine.

Liu Ming s’est un temps consacré aux scènes érotiques. Non un érotisme qui pourrait évoquer une quelconque spécificité chinoise, mais un érotisme formaté aux normes des vidéos clips diffusés à la va-vite sur Internet. L’artiste expose des nus blafards enlacés en des postures calibrées aux standards des pornos à petit budget. D’ailleurs, ce n’est pas tant la scène érotique qui intéresse l’artiste, que sa perception à travers l’artifice de l’outil de communication, comme si l’acte sexuel n’avait pour seul partenaire que l’écran plasma. Les humains, nous dit Liu Ming, ne cessent de communiquer entre eux grâce aux technologies les plus sophistiquées, mais cette communication à outrance, proscrivant tout contact direct, charnel, accroît leur isolement.

Et puis, changement de style ! Liu Ming s’intéresse toujours aux modes de vie contemporains, mais cette fois-ci à travers l’univers bariolé des loisirs. Ce n’est plus le vide des grandes cités désertes que photographie l’artiste, mais les foules qui s’agglutinent en maillots de bains ou en combinaison de ski dans les parcs de loisir ou les stations de sport d’hivers. Le sujet principal de la toile est ici la foule, multitude de fourmis hébétées en goguette, visages sans spécificité morphologique, gestes identiques, décor kitsch, et puis toujours cette multitude où la singularité s’abolit dans une totalité uniforme. Liu Ming utilise pour ces dernières oeuvres un nouvel instrument : il abandonne le pinceau et la coupelle pour le coton-tige. Sa peinture est dorénavant faite d’une multitude de points minutieusement juxtaposés, mais attention, qu’on ne s’y trompe pas, ici la référence n’est pas tant celle de la peinture divisionniste, que l’imagerie BD, avec ses fameux points d’impression déjà mis en exergue par Roy Lichtenstein. Car l’artiste demeure ici fidèle au principe d’une peinture neutre, qui montre implacablement le réel. Les personnages représentés en pointillés ont quelque chose de mécanique, de figé : armée de robots au sourire hébété, manifestant une joie hypnotique. Moralité de l’histoire ? Il n’est aucun endroit de la planète où il est loisible d’échapper à cet enfermement qu’est l’uniformité dictée par la loi de la multitude. Et ce traitement par la juxtaposition de points ajoute à cette impression d’inexorable anonymat que produit la civilisation des loisirs. Même les ports pour riches plaisanciers sont voués à cette fatalité de la monotonie. Les immeubles de luxe se suivent sur les quais, et les yachts pour milliardaires, tous calqués sur un design d’avions de combat, s’alignent comme les épaves d’une civilisation de l’Identique.

Liu Ming est le témoins ironique du « village planétaire » qui contamine la surface du globe. En quittant la Chine, l’artiste ne serait-il pas passé d’une totalitarisme à une autre ? Après avoir connu les soubresauts d’un totalitarisme imposé par les chars de Tienanmen, le voilà confronté à un totalitarisme soft, plus insidieux, celui de la consommation de masse, d’une jouissance formatée, du « cauchemar climatisé ». Les toiles « pointillistes » les plus récentes se distinguent des premières oeuvres par un chromatisme kitsch, une gaîté de façade, une agitation joyeuse, une vision néopop de l’effervescence consumériste. Ses toiles sont comme une fascination distanciée face à une civilisation de parcs d’attraction, celle d’un bonheur totalitaire calibré aux normes de l’antiindividualisme
Thierry Laurent
mis en ligne le 03/11/2007
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