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Monographies
Les natures mortes de Nathalie du Pasquier
Monographies : Les natures mortes de Nathalie du Pasquier par Gérard-Georges Lemaire
par Gérard-Georges Lemaire
Quelle distance sépare les natures mortes de Nathalie du Pasquier de celles de ses illustres prédécesseurs de la Hollande du Siècle d’or ? Une distance énorme, incommensurable. Quand on se retrouve devant la Nature morte à la coupe en coquille de nautile, dans une salle de la fondation Thyssen-Bornemisza à Madrid, comment ne pas être émerveillé devant la finesse du verre nacré de la coupe somptueusement ouvragée et somptueusement historiée, sans parler de la fine porcelaine dont le couvercle est posé de biais, de la carafe élancée qui se devine à peine sur le fond noir, du riche tapis de table et du citron posé sur le plateau en argent, découpé en spirale ? Pour sa part, notre peintre, dans son atelier milanais, ne nous dévoile que de vulgaires bouteilles, des ustensiles ordinaires, des tasses produites à l’échelle industrielle, des verres en plastique blanc et des récipients de toutes sortes, issus de designers sans gloire au service de l’usinage le plus banal mais aussi le plus efficace.

Les Hollandais d’autrefois élaboraient de subtiles vanités, des compositions florales sophistiquées, des arrangements savants de pièces de gibier, de fruits mûrs et savoureux, de coquillages rares, d’objets précieux qui sont la pure expression d’une haute culture qui attribuait à la moindre des choses une valeur esthétique, parfois métaphysique, morale ou religieuse, en plus de leur valeur intrinsèque. Certains tableaux faisaient l’apologie des livres et de leurs trésors, des instruments scientifiques, des poids et mesures, des instruments de musique, en somme de tout ce qui pouvait exalter les sciences, les arts et les techniques de leur temps, tout comme un esprit décoratif raffiné, un goût subtil, l’art de la cuisine autant que la peinture en soi, seule capable de vanter ces biens terrestres et les activités humaines qu’ils incarnaient, les élevant au rang de représentations divines.

Même l’ars moris, dans son impitoyable rigueur, offrait à la finitude de l’être une beauté et une gravité sans égal à grand renfort de têtes de mort. Nathalie Du Pasquier ne semble vouloir ni sublimer ni dévaloriser les objets qu’elle choisit et assemble. En revanche, elle les révèle, leur donne une présence, une prégnance, un poids inouïs. Elle les rend singuliers et parfois étranges, leur restitue une identité et un sens alors que nous ne les voyons presque plus ou que nous les rejetons parce qu’ils sont médiocres et utilitaires. Leur nombre infini, leurs formes ingrates, ridicules ou incommodantes, leur banalité accablante, les ont rendus d’une profonde tristesse vernaculaire qui les rattache aux basses nécessités de l’existence. Elle les distingue comme étant la manifestation de notre réalité, jour après jour.

Elle nous les présente tels qu’en eux-mêmes, mais aussi la traduction de ce que nous sommes. En sorte que nous les éprouvons dès lors comme des vantés modernes, des vanités paradoxales, car on ignore si ces choses courantes gagnent à être peintes ou si elles sont renvoyées à leur nullité. Ce qui est sûr, c’est que l’artiste leur procure une curieuse et irrésistible intensité. Rien de merveilleux a priori, rien de surréaliste ne procède de ses agencements si peu rhétoriques. Et pourtant en résulte une poésie aux antipodes de ce qu’avait pu rechercher Giorgio Morandi. Les groupes d’objets qu’elle prémédite en les plaçant sur un plan souvent dénudé, neutre, ou mis en ordre dans des placards sans la moindre qualité. Mais ces ustensiles triviaux entretiennent les uns avec les autres des relations secrètes, profondes et curieusement captivantes. Si sa touche ne les fait pas vibrer, ne leur concède aucune profondeur philosophique, pas plus qu’elle ne leur accorde un surcroît d’âme, elle provoque, par sa platitude revendiquée, par son absence d’émotion, par ses couleurs souvent inexpressives (ce sont les couleurs de la société de la réification et de la marchandise), elle contribue néanmoins à leur conférer cette distance et ce décalage qui les métamorphosent.

Elle parvient à ce résultat inattendu en les plaçant dans une optique très spéciale, qui consiste en l’alliance saugrenue, plus ou moins prononcée, selon les cas, de réminiscences de la Neue Sachlichkeit des années 20 et de certains aspects du Novecento italien d’un côté et, de l’autre, du néo-fonctionnalisme néerlandais, de l’autre. Nathalie Du Pasquier n’hésite pas un instant à passer d’une abstraction géométrique dont elle parodie le langage (aussi bien dans ses tableaux que dans des oeuvres en volume), en utilisant simultanément des couleurs primaires, du noir et du blanc, que du vert ou du gris, à une figuration pure et simple qui, pourtant, intègre quelques-uns des principes dérivés de l’art de Mondrian et de ses amis.
De là découle l’originalité foncière de sa démarche artistique. Si l’on prend en compte tous ces déplacements formels et toutes ces perversions des grands principes de l’histoire de l’art du début du XXe siècle et la construction aberrante (si l’on y prend bien garde) de ses natures mortes, on comprend alors le sens de son esthétique. Ce serait comme si elle avait dérouté le point de fuite mental qui sous-tend l’organisation architecturale de l’oeuvre. Avec ses mises en perspective faussées et ses ombres hypothétiques, avec ses rapprochements insolites entre des éléments au-delà de la notion d’harmonie et de goût, elle donne naissance à une petite metafisica, bouleversante et romanesque, à la mesure de notre époque.

Gérard-Georges Lemaire
mis en ligne le 03/11/2007
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