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Les artistes et les expos
Gina Pane, par Jean-Hubert Martin propos recueillis par Julia Hountou
Les artistes et les expos : Gina Pane,par Jean-Hubert Martin propos recueillis par Julia Hountou
Entretien entre Jean-Hubert Martin (1)
Directeur général du Kunst Museum Palast - Düsseldorf
et Julia Hountou, le 21 décembre 2004 (2)

Julia Hountou: Avez-vous assisté à des actions de Gina Pane?

Oui, bien sûr. Je suivais tout ce qui se passait à Paris. Je crois avoir assisté à l’action de Gina Pane intitulée Nourriture / Actualités télévisées / Feu (3) présentée chez les Frégnac. J’étais également présent lors des actions réalisées à la galerie Stadler à Paris (4). Je me souviens de la première intitulée Autoportrait(s) (5), où Gina Pane était couchée sur une structure métallique au-dessus de bougies allumées. Elle s’incisait l’intérieur de la bouche lors de la seconde phase (« la contraction »), et à la fin, régurgitait du lait auquel se mêlait le sang de sa bouche blessée. Il y a ensuite eu l’action Psyché (Essai) (6) durant laquelle Gina se blessait les arcades sourcilières et se mettait un bandeau sur les yeux. Debout sur une structure métallique, la bouche ouverte, elle semblait dispenser un message silencieux, uniquement gestuel. A l’issue de l’action, elle jouait avec des balles. J’avais déjà vu des performances d’autres artistes. Je connaissais notamment les films de Vito Acconci (7) présentés à la galerie Ileana Sonnabend (8). Il y avait un véritable intérêt autour de l’art corporel défendu entre autres par François Pluchart qui dirigeait la revue Artitudes (9). J’ai rencontré Gina parce qu’elle avait demandé un rendez-vous avec le conservateur Pontus Hulten qui n’a pas pu la recevoir et m’a proposé de le faire à sa place. Gina avait ce côté très accrocheur et bagarreur. Elle savait très bien qu’elle pouvait provoquer un certain rejet, sa démarche étant difficile à faire passer. De plus, le fait d’être une femme accentuait les critiques à son égard. Mais elle ne s’arrêtait pas là, elle voulait absolument provoquer la rencontre et la discussion. Quand je l’ai rencontrée, elle m’a tout de suite captivé ; le courant est passé. Après nous nous sommes vus régulièrement. Nos relations sont devenues amicales. Gina était touchante et attachante. J’étais proche d’elle. En 1979, à Beaubourg, j’étais présent lors de l’Action Mezzogiorno a Alimena III (10) dont je me suis occupé. Il y avait un monde fou! Nous avons dû laisser une partie du public à l’extérieur parce qu’il y avait trop de monde. Gina a eu un succès extraordinaire, beaucoup plus important que nous l’avions imaginé. J’ai également été la cheville ouvrière des cours sur la performance qu’elle y a donnés entre 1978 et 1979 (11). Jean-Louis Faure s’en est occupé, mais j’ai servi d’intermédiaire et fait en sorte que cela ait lieu au centre Georges Pompidou. Gina a pu réaliser ce cycle d’enseignement de la performance qui a eu un grand succès. Les jeunes gens et jeunes filles qui y ont participé étaient ravis. Gina en était très heureuse. Jean-Louis Faure qui suivait cela de près m’a dit que son enseignement était d’une très grande intensité et qu’il passait très bien. C’est la seule et unique fois qu’a eu lieu ce type de laboratoire de performance à Beaubourg. C’était tout à fait unique. Nous l’avons fait spécialement pour elle. Plus tard, Marina Abramovic a fait la même chose au P.A.C. (12) à Milan, dont j’ai la responsabilité du programme artistique. Cette séance qui se déroulait sur deux soirées avec la collaboration de ses étudiants était extraordinaire. Les artistes qui s’impliquent personnellement et physiquement jusqu’à de telles limites, ne peuvent que fasciner les étudiants ou les disciples qui sont autour. Un peu plus tard, entre 1987 et 1990, quand je suis revenu en tant que directeur dans ce musée, j’ai acheté des oeuvres de Gina Pane après avoir discuté le choix avec elle.

J. H. : Vous reste-t-il une émotion ou un souvenir particulier par rapport à ses Actions?

Oui car on ne peut pas rester indifférent à ce genre de choses. Mes impressions étaient extrêmement fortes mais cependant mêlées. Je ressentais à la fois, des sentiments de rejet à la vue du sang, des régurgitations, des choses plutôt déplaisantes, et en même temps une fascination totale vis-à-vis d’un artiste qui fait cela, et particulièrement une femme. Son travail suscitait chez moi, des questions graves auxquelles je ne pouvais pas répondre. Pourquoi fait-elle cela ? Qu’est-ce que cela signifie ? Son travail pose des questions en relation à son vécu et à sa psychologie. Ce sentiment mélangé de gêne et de fascination était dû à l’intensité de l’action et à la souffrance exprimée qui peut s’inscrire dans un contexte chrétien. Il y avait chez Gina Pane une compassion énorme par rapport à l’ensemble des gens, à toute la jeune génération. Elle prenait les choses à coeur.

J. H. : Il y a un mélange en effet entre des motivations personnelles et une sorte de perméabilité au contexte historique, aux problèmes de l’époque.

Plus qu’une perméabilité, car celle-ci existe toujours chez les artistes en général. Je dirai que Gina Pane prenait en compte la réalité que nous vivions tous ensemble à ce moment-là et qu’elle l’intériorisait de telle manière que cela ressortait dans ses actions d’une façon incroyablement violente. Son hypersensibilité était fascinante ; c’est d’ailleurs, le propre de l’artiste. Celui-ci vit les événements de manière tellement sensible que cela ressort dans son travail d’une façon troublante, qui ne laisse personne indifférent. Dans les actions silencieuses de Gina Pane, sans savoir ce qui allait se passer, nous pensions qu’il y aurait de toute façon de la violence et de la souffrance. L’intensité et la gravité étaient telles que personne parmi le public ne prenait son travail à la légère ou de manière superficielle.

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1) Depuis le 1 er janvier 2000, Jean-Hubert Martin est directeur général du Museum Kunst Palast de Düsseldorf.

2) Julia Hountou réalise une thèse sur les actions de Gina Pane. Précédentes publications : «De la carnation à l’incarnation », Catalogue de l’exposition Michel Journiac, Ed. Les Musées de Strasbourg et ENSB-A de Paris, 2004, 196 p. ; pp. 83-117. Collaboration à la publication des écrits de Gina Pane, Ed. ENSB-A de Paris, Coll. Ecrits d’artistes, 2004, 246 p. « Entre terre et ciel – Gina Pane, Van Gogh et Artaud», Art Présence,n° 50, avril-juin 2004, pp. 34-45. « Une écriture greffée sur la vie. Entre Gina Pane et la galerie Stadler, une relation de complicité. Présentation des écrits de Gina Pane », Art Présence, nn°49, janvier-mars 2004, pp.2-15. « Michel Journiac vu par ses galeristes – Entretiens entre Julia Hountou, la galerie Stadler et la galerie Donguy», Art Présence, n°48, octobre-décembre 2003, pp. 2-21. « Du vêtement qui cache au travestissement qui révèle - Le vêtement selon Michel Journiac», Art Présence, n°39, juillet-septembre 2001, pp. 2-15. « 24 heures de la vie d’une femme ordinaire - Une performance de Michel Journiac», Lunes, n°15, avril 2001, pp.66-71. « Le corps au mur, la méthode photographique de Gina Pane», Études Photographiques, n°8, novembre 2000, pp. 124-137. « L’artiste corporelle, Gina Pane, rend hommage aux femmes», Lunes, n°12, juillet 2000, pp. 61-67.

3) L’Action a eu lieu le 24 novembre 1971 à 18 h. 30, chez M. et Mme Frégnac, à Paris. Lors de cette Action, attablée Gina Pane ingérait six cents grammes de viande hachée crue; puis invitait le public à regarder les actualités télévisées du moment ; et éteignait avec ses pieds et ses mains des petits foyers allumés à même le sol.

4) La galerie Stadler a ouvert en 1955 au 51, rue de Seine – 75006 Paris. C’est le 11 janvier 1973 qu’a lieu pour la première fois à la galerie, une Action de Gina Pane (Autoportrait (s).)

5) L’Action a eu lieu le 11 janvier 1973, à partir de 19 h 30, à la Galerie Stadler, Paris.

6) L’Action a eu lieu le 24 janvier 1974, à «19 h 30 précises », à la Galerie Stadler, Paris.

7) En effet, la galerie Ileana Sonnabend montrait les principaux pionniers de l’art vidéo: Vito Acconci, John Baldessari, Lynda Benglis, Christian Boltanski, Hermine Freed, Nancy Holt, Paul Kros, Richard Landry, Bruce Nauman, Lawrence Weiner, Claes Oldenburg, Robert Rauschenberg, Ed Ruscha, Keith Sonnier, etc.

8) Iléana et Michael Sonnabend ouvrent leur première galerie à Paris en 1962 avec une exposition Jasper Johns. Suivront : Rauschenberg (1963), Oldenburg, Lichtenstein, Rosenquist, Warhol (1964), Segal. En 1965, installée 12 rue Mazarine (Paris VI ème), Iléana Sonnabend expose les artistes du Minimal Art (Morris, Flavin, etc.). De retour à New York en 1970, elle montre les nouveaux réalistes et les artistes de l’Arte Povera. En 1974 à Genève, ils exposent notamment Boltanski, Les Becher, Wegman, Webb.

9) François Pluchart, critique d’art et fondateur de la revue Artitudes créée en 1971, était l’un des plus fervents défenseurs de l’art corporel dans les années 70 et de Gina Pane en particulier dont il trouvait le travail en prise direct avec les problèmes essentiels de la société et de l’époque.

10) L’Action a eu lieu en janvier 1979, au Musée d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris.

11) Gina Pane, Processus de formation de la « performance», Cycle d’enseignement de la performance, au Centre Georges Pompidou, sur huit séances du 24/11/1978 au 02/02/1979. (Retranscription inédite faite par Julia Hountou.)

12) Padiglione d’Arte Contemporanea

mis en ligne le 01/03/2006
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