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Kafka mis en scène
Thierry Laurent s'entretient avec Gérard-Georges Lemaire
Dossier Tchèque : Kafka mis en scène ; Thierry Laurent s'entretient avec Gérard-Georges Lemaire
par Gérard-Georges Lemaire
Thierry Laurent: Je vous savais tourné vers les pays anglo-saxons, connaisseur de Burroughs et de Ginsberg, ou vers l'Italie, où vous vivez en partie depuis vingt ans, avec vos travaux sur Gadda, Savinio et Bontempelli. Alors d'où peut bien vous venir cet intérêt pour Kafka ?

Gérard-Georges Lemaire : Mes nombreux et longs voyages à l'étranger m'ont considérablement enrichi. J'ai travaillé à Prague de 1989 à 1995 : je m'occupais de préparer des expositions pour le compte de l'Institut Français. Cela fut une occasion inespérée de découvrir une culture dont j'ignorais presque tout. Petit à petit, j'ai acquis des connaissances sur l'histoire de la vide, sur la littérature et l'art de la fin du XlXe siècle et bien sûr du XXe siècle. Kafka est la figure incontournable de cet univers si particulier.

T. L. : Kafka, comme certains grands écrivains du XXe siècle, part d'une situation réaliste pour aller vers un monde imaginaire. Comment percevez-vous sa démarche ?

G.-G. L. : C'est même encore plus compliquer que ca. Kafka procède par un étrange système de collages et d'emprunts, qui vont de Dickens à ses contemporains. Il a par exemple puisé dans le célèbre roman d'Alfred Kubin, De l'autre côté (1909). Dans mon dernier livre (Kafka et kubin) j'ai tenté de montrer cet étrange relation entre ces deux hommes, qui demeure largement énigmatique. Kafka aime peindre un décor réaliste, puis, sur le champ, faire entrer son héros dans un monde fantastique à la Meyrink pour enfin l'abandonner dans un imbroglio cauchemardesque. Mais sa narration est en apparence classique. u ne recherche m le rêve ni la réalité, ni même un état intermédiaire: il fait passer ses personnages (et nous par la même occasion) à travers des états de la conscience (ou de l'inconscience) qui finissent par influer les uns sur les autres et, parfois, à s'imbriquer paradoxalement.

T. L. : Quel rôle a joué Patrizia Rumfola, qui a été non seulement auteur de fiction, mais aussi une grande spécialiste de cette culture ?

G. G. L. : Son rôle a été primordial. Elle est allée à Prague à la fin de la longue période communiste. C'est à travers le récit de ses séjours et des découvertes qu'elle a faites que j'ai pu m'initier à ce microcosme si riche et si étrange. Sa connaissance des travaux et des jours des grands protagonistes de la littérature, de l'architecture, de la peinture, de la sculpture dont le talent a pu s'affirmer à Prague était immense. Mais plus important encore était l'originalité de sa vision, qui m'a appris, par exemple, à envisager la personnalité de Kafka sous un éclairage tout à fait neuf. Son livre, Prague au temps de Kafka, qui parait de nouveau aujourd'hui aux Editions de la différence, remanié et augmenté, est sans doute l'un des plus marquants sur le sujet avec Praga Magica d'Angelo Maria Ripellino. Tout ce que j'ai pu faire en ce domaine, je le lui dois.

T. L. : L'expérience pragoise vous a-t elle transformé ?

G.-G. L. : Considérablement. J'ai dû abandonner des idées toutes faites et surtout sortir de manière décisive du monocentrisme français ou du binome imbécile Paris-New York, cause de toutes nos errances actuelles. Prague a été un creuset d'une inestimable fécondité. Ramer Maria Rilke, Franz Kafka, Gustav Meyrink, Alfred Kubin, Paul Leppin, Johannes Urzidil, Ernst Weiss, E. E. Kisch, Karel Polacek, Max Brod, Franz Werfel, Frantisek Langer, Jaroslav Hasek, Karel Capek-tous ces grands écrivains, qu'ils fussent pragois de naissance ou d'adoption, ont produit des œuvres d'une incroyable diversité mais qui ont en commun cet étrange lien qu'a créé la ville de Rabbi Löw et du Golem, de Rodolphe II et de Jan Huss. Comment ne pas être captivé par ce Cythère de l'intelligence perdue au milieu de l'Europe ?

T. L. : Quelle ambition avez-vous poursuivi en concevant cette exposition consacrée à la vie et l'œuvre de Kafka?

G.-G. L. : La première a été de tenter de concilier une parcours clair et lisible pour que le visiteur prenne connaissance des jours et des heures de l'existence du grand écrivain pragois et aussi de ses œuvres littéraires les plus importantes et une ambition purement artistique : cette exposition doit plaire autant aux personnes qui veulent mieux connaître Kafka homme de lettres qu'aux amateurs d'art qui y trouveront des dessins et des tableaux de Mucha, de Kupka, d'Elberg, de Georges Kars, d'Othon Coubine et d'Adolf Hoffmeister mais aussi des créations originales d'artistes d'aujourd'hui spécialement exécutes pour cette manifestation, de Valdinir Skoda à Gerardo Dicrola en passant par Catherine Lopes-Curval, Sandrine Hattata, Patricia Reznikov, Benoît Tranchant...

T.L. : Quelle est la raison de cette curieuse justaposition d'artistes du début du XXe siècle et d'artistes contemporains ?

G.-G. L. : Comme l'exposition a heu au musée du Montparnasse, nous avons pensé, Sylvie Buisson et moi, de faire une introduction avec les artistes tchèques de Montparnasse puis avec les peintres que Kafka a connu à Prague et qui sont ensuite venus à Paris (Kars et Coubine). Une section est réservée aux voyages de Kafka à Paris en 1910 et 1911. En revanche, les artistes d'aujourd'hui vont traiter d'autres sujets: les portraits de famille (Valerio Cugia), le Cercle de Prague (Dicrola), les rêves, qui sont si importants dans son Joumal et dans sa prose (Skoda, Anne Gorouben, Andrea Fortina, Sergio Birga), les promenades pragoises de Kafka avec les photographies du fonds Hachette et un reportage d'Hélène Moulonguet ses cafés littéraires, avec des documents d'époque et des photos de Christian Parisot. En sorte qu'on va relire différents moments des faits et gestes de l'écrivain, ses menées sociales et culturelles à travers l'histoire mais aussi des visions contemporaines qui l'interprètent et l'enrichissent. Enfin, Jack Vanarsky a imaginé le bureau de Kafka.

T.L. : Et comment avez-vous organisé la présentation des œuvres de Kafka avec les peintres ?

G.-G. L. : Chacun d'entre eux a choisi un livre particulier: Catherine Lopes-Curval et Sergio Birga ont choisi le Procès, Bernard Lacombe a pris le Chatreau, Paul Harbutt, l'Amérique, Nathalie du Pasquier et Emmanuelle Renard la Métamorphose, Patricia Reznikov, le Chasseur Gracchus, Santiago Arranz, La Colonie pénitentiaire... Chaque groupe d'œuvres représente à la fois une lecture personnelle et une création autonome.

T.L. : Quel genre de catalogue accompagne cette exposition d'un genre particulier ?

G.-G. L. : Le catalogue édite par Eric Koelher reflète ce même genre de considérations: dresser un pont entre le passé et le présent. Il y a des textes inédits des amis de Kafka (Felix Welsch, Max Brod, Johannes Urzidil), des reprises d'auteurs historiques (Döblin, Schultz), des réflexions de grands écrivains (Nadine Gordimer, Philip Roth, Jean Starobinski, Claudio Magris, Ivan Klima...) et d auteurs de notre temps. Il contient la traduction intégrale du Procès de Franz Kafka d'Angelo Maria Ripellino, un dossier sur le Procès adapté par Gide et mis en scène par Jean-Louis Barrault, avec des photos de Roger Pic, et un choix d'articles issus de l'incroyable dossier publié par la revue Action en 1946 et baptisé " Faut-il brûler Kafka ? ", présenté par Isabelle Van Welden. Le tout sera copieusement illustré avec l'ensemble des œuvres exposés et d'autres photographies du temps de Kafka.

Métamorphoses de Kafka, musée du Montparnasse, du 12 septembre au 10 décembre 2002. Fermé le lundi et le mardi Catalogue: Editions Eric Koehler.

Prague au temps de Kafka, Patrizia Runfola, traduit et présenté par Gérard-Georges Lemaire, Editions de la Différence.
Kafka et Kubin, Gérard-Georges Lemaire, Editions de la Différence.
Gérard-Georges Lemaire
mis en ligne le 18/01/2003
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