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L’abstraction lyrique
L’abstraction lyrique par Gérard-Georges Lemaire
par Gérard-Georges Lemaire
L’exposition baptisée L’Envolée lyrique qui est présentée au musée du Luxembourg a le mérite non seulement d’exhumer un moment généralement oublié ou sinon méprisé de notre récente histoire de l’art, mais aussi de comprendre pour quelles raisons l’art français a perdu sa prédominance incontestée dans le monde après la Seconde guerre mondiale. New York ne va pas tarder à lui ravir cette position enviée – une position qui s’est solidement ancrée au cours du XVIIIe siècle d’abord par la création de l’Académie royale de peinture et de sculpture et, peu après, par la l’institution de l’Exposition dans le « Salon carré » du Louvre, première manifestation artistique ouverte au publique et, enfin, par l’émergence de la critique d’art qui prend l’aspect d’un nouveau genre littéraire. Bientôt la France va voir apparaître des courants artistiques majeurs et des personnalités ayant une influence considérable sur toute l’Europe. Cette tendance est renforcée par l’afflux à Paris de nombreux artistes étrangers contribuant à ce rayonnement international. Le fait le plus troublant est que l’affirmation de New York comme nouvelle capitale du microcosme de l’art a lieu alors que les fondements esthétiques de la peinture d’alors étaient globalement à peu près les mêmes que ceux qui ont cours à Paris : elle est liée à l’essor d’un art abstrait non géométrique qu’on ne tarde pas à qualifier d’Expressionnisme abstrait. Cette manifestation fournit l’occasion rêvée de méditer sur cette situation plutôt singulière.

Pierre Descargues, dans un remarquable essai écrit pour le catalogue (Éditions Skira) analyse avec clarté et beaucoup de pertinence les conditions qui ont nui aux artistes français de cette période. A commencer par le terme flou d’École de Paris, qui n’était pas très parlant. En outre, Descargues souligne l’individualisme qui a caractérisé tous ces créateurs et même leur désunion. Sans doute ont-ils tenu à cultiver leur différence et se sont-ils méfié de tout amalgame. Les qualificatifs qui ont été avancés par les critiques, de l’abstraction lyrique à l’informel (sans parler du tachisme et de terminologies tendant à regrouper des cercles plus restreints d’artistes), n’ont pas contribué à éclairer une volonté commune de transformer les principes de la peinture et de sa relation au monde. Cette cacophonie qui a été somme toute un peu cultivée par les acteurs de cette petite révolution esthétique s’est accompagnée d’une ignorance assez complète de ce qui était en train de se passer dans une direction similaire dans des pays voisins (par exemple, on ne s’est guère soucié de ce que faisaient Giulio Turcato, Emilio Vedova, Lucio Fontana, Alberto Burri et bien d’autres en Italie) et encore moins de l’autre côté de l’Atlantique (si ma mémoire ne me trahit pas, la première exposition de Jackson Pollock eut lieu dans notre capitale en 1948 et n’a eu que très peu d’échos). Enfin, il faut ajouter un facteur important qui a pu engendrer une illusion tragique : Paris est demeuré une place forte pour la philosophie (l’existentialisme bien sûr, mais aussi la phénoménologie) et pour la littérature avec ses anciennes gloires (Gide, Colette, Cocteau, etc) et avec ses nouveaux venus (Sartre encore, Camus, et peu après les conjurés du Nouveau Roman, Samuel Beckett, Jean Genêt). Et les monstres sacrés de l’art (Picasso, Matisse, Braque, Chagall) venaient compléter ce tableau séduisant.

Dans une telle perspective, que nous enseigne cette exposition ? Tout d’abord, elle donne aussitôt le sentiment d’une multiplication d’expériences parallèles ou parfois divergentes. En somme, d’une dispersion. Cela n’est d’ailleurs pas gênant en soi, mais ne facilite pas la définition d’un tableau d’ensemble. Les deux dates de référence choisies ici (1947, celle du commencement) et 1955 ou 1956 (correspondant à une consolidation de ce que ces recherches pouvaient porter de novateur et de révélateur) pour construire le parcours sont judicieuses. Elles rendent bien compte de cette nouvelle culture artistique et autant de sa richesse que de sa polysémie, mais elles ne peuvent pas mettre en valeur le décalage temporel qui a été nécessaire pour que les spéculations plastiques de Pierre Soulages, de Jean Degottex, de Simon Hantaï, de Martin Barré, chacun dans un domaine bien différent, ont pu apporter de profondément transgressif dans le langage plastique de la deuxième moitié du XXe siècle. Elle a aussi le mérite de nous initier à ces expériences singulières (on songe aussi bien à Jean Fautrier qu’à Atlan, Camille Bryen, Michaux, Bram van de Velde ou Tal-Coat) qui ont si peu de choses à partager. Les uns visent une reconstruction de l’espace par des plans et des lignes colorées, les autres, un langage de signes s’apparentant à l’écriture. Ce n’est que lorsqu’on observe les œuvres de Jean Maneissier, de Maurice Estève, de Gérard Schneider, d’Alfred Messagier et de Roger Bissière qu’on peut imaginer la fondation d’une véritable école. Mais comment classer les toiles d’Olivier Debré, de Serge Poliakoff ou de Zao Wou-ki ?

La richesse des propositions plastiques présentées ici est flagrante. En leur temps, elles n’ont eu quasiment aucun écho à l’étranger. C’est là que se situe la véritable ligne de partage avec l’art américain : les critiques, les collectionneurs, les marchands de tableaux et les musées se sont vite mobilisés pour le défendre, le faire connaître et le valoriser. La vision révolutionnaire de l’art que cet art véhiculait s’est rapidement imposée en Europe. Et les artistes ont eu les moyens de développer leurs intuitions. L’art français est demeuré, à peu d’exceptions près, hexagonal. Cette belle anthologie de l’abstraction françaises est en même temps l’histoire d’une catastrophe annoncée. Certains de ces peintres ont ensuite été révélés au monde. C’est le cas du poète Henri Michaux dont les encres figurent dans les plus grands musées du monde et c’est également le cas de Zao Wou-ki reconnu et adulé en Chine. Mais beaucoup d’autres mériteraient de sortir du purgatoire où ils ont été plongés. L’Envolée lyrique devrait largement y contribuer.
Thierry Laurent
mis en ligne le 19/08/2006
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