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Réflexions sur la « peinture française »
par Amélie Adamo

C’est un étrange tableau que nous dépeint l’historiographie du paysage des années 1980. Plus encore si l’on s’attache à y contempler les sentiers, par trop battus, de la Citation. Des sentiers qui se donnent comme impasse à celui que dévore, encore, le désir peinture. Car, si l’on considère la lecture établie par l’Histoire de l’art de la question de la « citation » dans les années 1980, et la façon dont une majorité de ces ouvrages de synthèse tendent à cristalliser certains éléments mis en place dès l’amorce du débat critique, que nous dit-on ? Que la fin des années 1970, marquée par une situation de crise des idéologies collectives, cette fin des « grands récits » dont fait état Jean François Lyotard, témoigne du dépassement du récit des avantgardes et de ces dogmes. Que cette situation de crise engendre l’émergence d’un type spécifique de « citation ». Emergence de ce que d’aucuns nomment le « retour à la figuration ». Une peinture qui s’inscrit dans la spécificité et l’histoire de son médium mais qui tend, dit-on, à une forme aliénante de « citation ». D’une part, à travers des démarches qui témoignent de la résurgence du mythe et d’une identité nationale mais qui semblent nier les acquis de la modernité, se réduisant donc à une forme de passéisme. D’autre part, à travers l’affirmation d’une création dite postmoderne qui prétend dépasser le récit des avantgardes, celle-ci définissant donc la citation comme spécificité postmoderne venant après une modernité dite de « rupture », mais qui se réduit en fait, abandonnant toute posture expérimentale, à une manipulation indifférenciée de formes vides de sens, ne faisant qu’aduler cette histoire des avant-gardes qu’elle prétend dépasser et étant, de surcroît, régie par les lois du marché. Sont tour à tour rattachés à ces formes aliénantes de « citation » les représentants de la peinture italienne, depuis les anachronistes aux artistes de la Transavantgarde, mais également de la peinture américaine, depuis la Pattern à la Bad Painting, ainsi que les artistes affiliés au néo-expressionnisme allemand, dits Nouveaux Fauves. Quant à la peinture française, il semble qu’elle soit également rattachée à ce type de recours aliénant à la tradition, forme de passéisme ou de nivellement esthétique soumis aux critères du marché. Qu’il s’agisse de la nouvelle génération lorsqu’elle est représentée par les concepts réducteurs de Figuration Libre ou de peinture cultivée, ceux-ci étant plus ou moins rapprochés de la Bad Painting ou de la peinture cultivée italienne, mais également des peintres ayant participé au Nouveau réalisme ou à Support Surface autour desquels se pose la question du « retour des avant-gardes ». Un « retour » au métier et au musée qui est bien souvent la cible de commentaires critiques, ainsi de l’oeuvre de Martial Raysse ou de Vincent Bioulès dont on évoque parfois une forme d’imagerie passéiste fondée sur un spontanéisme naïf.

Emergence, parallèlement à ces formes d’art traditionnelles, d’une création postmoderne « hybride », celle-ci ne se limitant pas à la peinture, qui ne prétend pas rompre avec l’histoire des avant-gardes et revendique une filiation avec l’art des années 1960-1970, du pop à l’art conceptuel. D’une part, à travers l’affirmation d’une création dite néopop, celle-ci se situant dans l’héritage du pop art et d’une réflexion sur la réduction de l’oeuvre au statut d’art-objet, qui abandonne toute posture critique et tend à se soumettre aux critères imposés par le marché, l’acte de « citation » s’y réduisant à une forme d’équivalence généralisée et de détournement parodique ; depuis les formes détournées de l’abstraction « néo-géo » jusqu’à la « jolie marchandise » d’un Jeff Koons, celui-ci se voulant moins artiste qu’imposteur manipulant les codes de la consommation de l’art, pliant sous le poids du marché, donc demeurant impuissant à créer un contre-monde esthétique souverain, posé contre l’ordre du monde. D’autre part, à travers l’affirmation d’une peinture qui, certes, ne renie pas sa dimension « critique », mais qui, assimilant les problématiques inhérentes au récit des avant-gardes, fussent-elles iconoclastes, de Marcel Duchamp à l’abstraction formaliste et l’art conceptuel, révèle une même forme de précarité, « minée » par cet héritage. Sont rattachés à cette forme de création les représentants du simulationnisme américain, depuis Mike Bidlo à Sherrie Levine, dont les « copies » interrogent la question d’une perte de l’authenticité et de l’originalité ; le simulationniste, voué à reproduire, se définissant donc, tel que le suggérait Thierry De Duve, moins « artiste » que « symptôme d’impuissance ». Egalement inscrits dans cette lignée, les artistes qui mènent une réflexion autour de l’institution et de ses codes de fonctionnement, perpétuant la logique autocritique du modernisme. Depuis la réflexion, certes « critique », menée par Buren sur l’espace de l’art et le cadre imposé par l’institution, mais dont l’oeuvre, disparaissant derrière une théorisation pléthorique, semble plier sous le poids de principes qui lui sont étrangers, ainsi de la sociologie ou de la muséologie ; jusqu’à la réflexion sur l’objet d’art menée par le peintre Bertrand Lavier, moins peintre cependant qu’« artiste en tout genre » se plaisant à rappeler, dans une ironie désabusée, qu’il n’a jamais mis les pieds dans un musée. Enfin, certains peintres affiliés au « retour à la figuration » sont également rattachés, par une lecture spécifique des oeuvres, à cette filiation post-duchampienne et néo-conceptuelle, telle la peinture citationnelle de Gérard Garouste et Jean Michel Alberola qui semble vouée à dresser le constat de son hypothétique et imminente fin.

Etrange tableau donc. Un tableau dont nous ne sommes plus sûrs de vouloir continuer à contempler le paysage qu’il dépeint. Parce que ce paysage n’offre, pour chemins censés mener hors des terres dogmatiques et stériles de l’avant-garde, que des impasses. Parce que, certes, nous ne cautionnons pas le progressisme inhérent à ce récit des avant-gardes. Mais nous ne cautionnons pas plus, pour autant, cette conception aliénante de la peinture qui prétend lui succéder. Une peinture qui tend à nier ce qui fonde sa force et sa souveraineté, pliant sous le poids du marché ou «minée » par le poids d’un héritage qui semble ne légitimer qu’une forme d’impuissance. Parce que ce paysage tend à occulter tout ce qui pourrait pourtant permettre de penser une alternative à cette conception réductrice de la notion de « citation ». Si l’on considère ainsi, par exemple, la peinture française, celle-ci n’est-elle pas, par une approche globalisante qui occulte certaines démarches ou en impose une lecture partielle, réduite à cette forme aliénante de « citation », là où il serait peut-être fondamental de l’y arracher ? Car la peinture française des années 1980 ne mettrait-elle pas en jeu d’autres problématiques ? N’interrogerait-t-elle pas l’histoire et la spécificité de son médium sans pour autant se réduire à une forme de nivellement esthétique ou de passéisme ? Ne relèverait-t-elle pas d’une autre conception de l’acte créateur et d’un autre type de recours à la tradition ? Ne se confronterait-t-elle pas à d’autres modèles? Ne porterait- t-elle pas, s’il fallait l’inscrire dans une filiation afin de l’arracher à cette acception aliénante du concept de « citation », l’héritage des profondes mutations, concernant le rapport aux oeuvres anciennes et l’acte créateur, inhérentes aux prémices de la modernité picturale à partir de laquelle, selon André Malraux, s’ouvre l’ère de l’Intemporel? Un concept d’Intemporel qui soulève, en effet, des problématiques très différentes de celles inhérentes à l’acception postmoderne de la notion de citation, ainsi de la question d’une présence vivante de l’oeuvre ancienne qui, qu’elle soit appréhendée « en chair et en os » ou par la biais de la reproduction, se refuse à devenir un objet d’art que l’a vie a quitté et continue, par métamorphose, de vivre au présent, mais également de la question d’un bouleversement dans le rapport aux oeuvres anciennes par la révélation d’un vaste musée imaginaire qui englobe le monde de l’art depuis ses fondements extrême-orientaux et gréco-romains jusqu’à la période moderne; saisie d’un monde de l’art unifié qui, de surcroît, révèle pleinement le caractère irréductible de l’ordre de la création par rapport à celui du réel. Ne serait-il pas alors nécessaire de se dégager de la lecture établie, de reconsidérer les écrits qui s’y sont rattachés mais également les oeuvres et les propos d’artistes ainsi que le regard actuel qu’ils portent sur cette période historique, afin d’appréhender autrement la nature et le sens d’un tel recours ?

Concernant, d’une part, la génération des peintres ayant participé aux tendances émergeantes dans les années 1960-1970, devons-nous, en effet, nous satisfaire de cette lecture couramment établie autour de la question du « retour des avant-gardes » ? Une lecture qui ne permet de saisir que de manière très partielle l’évolution de l’oeuvre de ces peintres, celle-ci étant bien souvent critiquée, lorsqu’elle n’est pas littéralement occultée au profit de la nouvelle génération ? Car une telle lecture partielle ne tend-elle pas bien souvent à définir le recours à la tradition comme source d’aliénation là où il serait pourtant essentiel de l’appréhender comme moyen d’invention ? Car une telle lecture partielle n’occulte-t-elle pas les représentants de la nouvelle figuration qui pourtant continuent, depuis leurs débuts dans les années 1960, de porter un regard très libre sur la tradition ? Car l’enjeu fondamental, concernant la question de la « citation », ne serait-il pas, dépassant ainsi l’idée erronée d’une stricte spécificité des années 1980 par rapport aux deux décennies antérieures, de saisir la façon dont s’affirme une forme d’identité européenne, celle-ci se fondant sur un rapport à la tradition fondamentalement différent de celui inhérent aux modèles américains, tels le modernisme formaliste et le pop art ? Une identité dont il faudrait, en effet, cerner la manière dont elle s’affirme à des moments différents selon le positionnement de chaque peintre par rapport au récit de l’avant-garde et aux modèles américains, ceux-ci ne jouant bien souvent qu’un rôle momentané ou superficiel, et dont elle induit, au regard de ces divers cheminements, des changements, ou pas, par rapport aux années 1960-1970. Ne faudrait-il pas, ainsi, définir la façon dont prend corps une telle identité à travers une profonde conscience critique, celle-ci se faisant un peu héritière quelque part de la pensée véhiculée par Walter Benjamin ou de Hannah Arendt, envers les dangers d’une société de masse consommant les objets culturels, portant atteinte à leur nature en les réduisant à « l’état de pacotille », envers les dangers d’une culture « détruite pour engendrer le loisir (1) » et arrachée à la tradition, celle-ci en constituant pourtant les fondements essentiels.

Forme de conscience critique envers les dangers d’une civilisation qui voit s’accroître, dans toute sa démesure, la pulsion d’auto anéantissement de l’homme, là où ne cesse pourtant de grandir son progrès économique et industriel. Une identité européenne fondée sur un recours à la tradition qui véhicule, ainsi par exemple de la tradition chrétienne dans l’oeuvre de Ernest Pignon Ernest et Vladimir Velickovic ou de la mythologie antique dans la peinture de Valerio Adami et Martial Raysse, une épaisseur historique et sémantique, une dimension politique et éthique fondamentales. Une tradition qui, instrumentalisée, est appréhendée comme oeuvre vivante, dont le feu ne cesse de brûler le regard, et agissante, comme force, au coeur d’un réel projet de civilisation, d’une reconstruction symbolique du réel et de l’homme. Une tradition dont la force participe à la création d’un contre-monde esthétique qui, irréductible à l’ordre du réel, puisse renvoyer le spectateur à une conscience de soi et du monde, révélant moins le paraître de la société actuelle que ce qu’elle tend à refouler, le mal et la mort. Une identité dont il faudrait tenter de saisir l’écart essentiel qui la sépare des problématiques inhérentes à l’acception postmoderne de la notion de citation telles que certaines démarches issues du pop art américain ont pu en poser les fondements. Des démarches, particulièrement celles de Andy Warhol, Roy Lichtenstein ou Tom Wesselmann, autour desquelles se sont, en effet, posées certaines questions, concernant le recours à la « citation », très différentes des problématiques à l’oeuvre dans la peinture française. Qu’il s’agisse, entre autres, du problème d’une équivalence esthétique qui tend parfois, en pliant sous le poids de la société consumériste et ne conférant au modèle qu’un rôle secondaire, à confondre culture et kitsch. Une équivalence qui peut aussi parfois, par l’assimilation trop littérale du langage des médias, celle-ci conférant une même valeur au motif et se situant moins dans l’ordre du symbolique que dans celui du « fait d’actualité », mener à une forme d’allègement du sens ; révélant moins, fût-ce une représentation du tragique, ainsi des motifs warholiens de la chaise électrique ou de l’accident de voiture, le refoulé de la société que ce qu’elle paraît être, dans sa part spectaculaire donc, et perdant en cela une part de sa force symbolique, de son impact sur le spectateur. Ou qu’il soit question d’une réflexion trop exclusivement centrée sur le statut de l’artiste et de l’art à l’ère de la reproductibilité technique qui tend à se réduire à une forme d’introspection de l’art sur l’art aliénante ou à mettre en jeu une démystification postduchampienne de l’objet d’art, forme de nihilisme de la représentation, celle-ci perdant alors à nouveau une part de ce qui fonde sa force. De même, ne faudrait-il pas étudier, de façon plus approfondie, et en dehors de toute forme de passéisme, l’évolution des peintres ayant participé, de prés ou de loin, à Support Surface, tels Vincent Bioulès, Jean Pierre Pincemin ou François Rouan, dont l’oeuvre, fût-elle à ses débuts formellement très radicale et axée sur une lecture formaliste de l’Histoire de l’art, va progressivement se nourrir d’une relation très complexe à l’histoire de la tradition européenne ?

Une identité européenne dont il faudrait mesurer la façon dont elle prend corps de manière progressive, s’affirmant à des moments différents selon chaque peintre, parfois dès le milieu des années 1970, et dont elle soulève des problématiques irréductibles à celles posées par le discours sur l’art greenbergien et les dogmes du modernisme formaliste américain lorsque, dans ses formes ultimes, dangereusement arraché de ses référents au réel et à l’homme, il tend à une forme de maniérisme vide de sens. Une identité qui se fonde, en effet, sur une instrumentalisation de la tradition par laquelle s’opère, entre autres, une réintégration du motif dans la reconstruction d’un espace ambivalent, celui-ci jouant de l’épaisseur du plan, d’un va et vient entre planitude et indication de profondeur, au sein duquel puisse, à nouveau, se jouer la dimension mythopoétique de l’art ; les peintres opérant ainsi un dialogue particulier, d’une part, avec des formes d’art antérieures à la Renaissance, depuis l’art extrême-oriental aux primitifs tels Fouquet ou Uccello, celles-ci relevant d’un système de représentation plus proche de l’arbitraire que de la mimésis et très différent de l’espace perspectiviste euclidien, et, d’autre part, avec les figures emblématiques de la modernité picturale lesquelles ont justement amorcé cette tentative de dépassement du système de perspective linéaire mis en place par les maîtres renaissants. Une identité qui, d’une manière générale, révèle un écart fondamental avec la conception de l’art strictement formaliste imposée par l’idéologie greenbergienne, attestant d’une ouverture du champ des références, forme de réécriture de l’histoire de la peinture qui ne se limite plus à l’apport d’un passé récent et à des périodes dites de « rupture », prenant par exemple en charge des périodes couramment occultées ou critiquées par Greenberg, depuis la période des années 1920, à travers les Odalisques de Matisse ou les oeuvres dites néo-classiques de Picasso, en passant par la période où De Kooning réintègre la figure avec le thème des Womens, jusqu’aux variations peintes par Picasso dans les années 1950-1960, celles-ci menant à la période tardive qui sera également très contestée par le milieu officiel lorsque les oeuvres sont exposées dans les années 1970, faisant l’effet d’une bombe explosant en plein visage des défenseurs d’une avant-garde puritaine qui prône le toujours moins. Une identité européenne, certes, commune mais dont il faudrait nécessairement étudier la façon dont elle prend corps dans des oeuvres très différentes au sein desquelles le modèle met en jeu des motivations internes et des problématiques singulières à chaque peintre.

D’autre part, concernant la nouvelle génération, pouvonsnous nous contenter de la lecture établie? Devons-nous nous satisfaire des étiquettes réductrices de Peinture cultivée, celle-ci évoquant essentiellement la question de la tradition au regard d’une forme de passéisme, et de Figuration Libre, celle-ci occultant bien souvent la question du « musée » et réduisant l’oeuvre des peintres, parce qu’ils ont été récupérés par l’institution et lancés sur le devant de la scène très jeunes, à n’être que le pur produit du marché ? Devons-nous accepter, telle que l’impose parfois une lecture spécifique des oeuvres, cette vision normative d’une peinture « hybride » qui révèle une forme de précarité car s’inscrivant dans une filiation spécifique avec les problématiques léguées par le récit des avant-gardes, de Duchamp à l’art conceptuel ? Devonsnous nous limiter à cet aliénant maniérisme postmoderne auquel on rattache parfois certaines démarches ? Car, certes, au regard de l’ère postmoderne, celle-ci venant se poser après une modernité de « rupture », l’acte de citation s’entend comme spécificité. Car, certes, au regard de cette acception, l’acte de citation, se situant dans un rapport d’aliénation avec l’ordre du monde, semble se réduire à une manipulation de formes mortes, de surcroît régie par les critères de marché. Certes, cette citation postmoderne s’entend alors comme fin en soi et induit, lorsqu’elle se réduit à n’être qu’un pur formalisme ou réflexion exclusivement centrée sur les conséquences des ruptures ou d’un « après » Duchamp, l’idée d’une abdication de la souveraineté de l’art et de sa fonction symbolique. Cependant, s’il fallait appréhender l’acte de citation moins comme spécificité postmoderne, qu’au regard d’un dialogue, certes à chaque fois différent et réinventé, selon le moment historique, selon les problématiques et motivations du peintre, mais fondateur de toute l’histoire de la peinture et qui perdure, bien évidemment, avec l’émergence de la modernité picturale ? Car, fût-il revendiqué et systématisé, se posant ainsi comme symptôme d’une modernité en crise et d’une profonde mutation de l’acte créateur, l’acte de citation ne continue-t-il pas cependant aussi d’agir souterrainement, jouant alors un rôle proche du principe de l’influence, comme moyen dans un désir de peindre et dans l’invention d’un style ? Car, au regard de l’ordre de la « Création artistique », toute l’histoire de la peinture ne se fonde-t-elle pas, tel que l’a souligné André Malraux, sur un processus d’éternel retour, aucune civilisation ne pouvant marcher sur le vide? Car la « vision de l’artiste », nous dit André Malraux, n’est-elle pas toujours « ordonnée », « dès son origine », par « les tableaux et les statues- par le monde de l’art (2) » ?

Car tous les artistes, de Giotto à Manet, ne viennent-ils pas, de « leur lutte contre la forme que d’autres ont imposée au monde (3) » ? Car tout peintre, tel un collectionneur appartenant, tel que le remarquait Picasso, à une race à part et conscient de refaire ce qui l’a déjà été, qui veut faire pour lui les tableaux qu’il aime chez les autres, ne s’inscrit-il pas dans une filiation picturale, désirant égaler puis dépasser ses modèles, y cherchant, particulièrement dans les moments de crise ou de sclérose, les signes qui font préfigurer ses propres solutions plastiques ? Car la peinture porte en elle les germes de son propre renouvellement. Et n’est-ce pas un tel recours à la tradition qui se pose justement à cette nouvelle génération de peintres, à un moment de fondement et face à une situation de sclérose ? Des peintres qui décident, délaissant les problématiques inhérentes au récit international des avant-gardes, depuis l’idéologie de la mort de l’art à l’abstraction formaliste, de renouer avec la représentation et avec le tableau dans sa forme traditionnelle, interrogeant sa spécificité et, donc, son Histoire. Un recours à la tradition qui, si on le compare avec la génération antérieure, ne met certes pas en jeu cette forme de conscience critique et de dimension éthique précédemment évoquées, et prend corps dans des langages nécessairement moins aboutis si l’on mesure le degré d’accomplissement de l’oeuvre, mais continue cependant de se poser à eux moins comme fin en soi que moyen dans un désir de peindre. Moyen dans la construction d’un langage qui, se refusant à un pur formalisme, ne rompt avec sa fonction symbolique et avec les interrogations fondamentales qu’elle sous-tend, telles l’amour, la violence, la mort. Un acte de citation qui met ainsi en jeu, moins une forme d’équivalence esthétique fondée sur des formes mortes, qu’une instrumentalisation fondée sur un choix du modèle, celui-ci continuant de vivre en ce qu’il pose encore des interrogations et s’inscrit, par métamorphose, dans une vision du présent. Un acte de citation qui révèle donc, par cette présence vivante de la tradition, telle une source intarissable où se noierait le mythe des fins, la force de l’acte créateur. Ne faudrait-il pas alors ressaisir, au-delà des clivages réducteurs entre peinture cultivée et Figuration Libre, la manière dont un tel recours se pose à une diversité de peintres, tels Philippe Hortala, Denis Laget, Jean Michel Alberola, Gérard Traquandi, Georges Autard, Philippe Favier, Dominique Gauthier, Robert Combas, Jean Charles Blais ou Gérard Garouste ? Un regard porté sur la tradition dont il faudrait, bien évidemment, mesurer la façon dont il prend corps dans des langages différents, d’inégale qualité picturale, relevant de rapports plus ou moins littéraux, qu’il s’agisse d’un travail de citation, de recréation d’après une oeuvre précise ou de référence à des thèmes traditionnels, d’une multiplication de références et de citations ou d’un dialogue pictural avec un seul modèle. Un regard porté sur la tradition qui met en jeu un vaste musée imaginaire, depuis l’interrogation des fondements de la culture occidentale par le recours au mythe païen ou chrétien, jusqu’à la période moderne.

Une modernité qui est à nouveau appréhendée, depuis Manet, en passant, entre autres, par Malevitch, Matisse, Dubuffet ou Fautrier, jusqu’au dernier Picasso, en dehors d’une lecture strictement formaliste de l’art et de l’idée de « rupture », devenant tour à tour moyen de renouvellement iconographique ou stylistique, mais également véhicule d’une conception libre du temps et de la « citation ». Un musée imaginaire dont ne peut certes pas rendre compte la lecture établie qui, dans sa définition d’une citation postmoderne, hybride ou pas, ne cesse de se positionner par rapport au récit des avant-gardes. Sans doute est-ce donc une autre Histoire qu’il faudrait en partie réécrire afin de se dégager de cette lecture couramment établie et de reconsidérer autrement le recours à la tradition dans la peinture française. Une peinture qui, si l’on considère particulièrement la façon dont cette lecture l’a parfois occultée ou réduite à une vision normative et réductrice de la création, semble d’ailleurs, au regard de la situation actuelle, soulever un problème qui dépasse largement le phénomène des années 1980. Car, ne domine-t-il pas, aujourd’hui encore, si l’on considère la scène officielle, une vision normative de la peinture qui n’offre à nouveau, bien souvent, pour seule alternative qu’une forme d’imagerie kitsch régie par les lois du marché ou de création « hybride » qui, inscrite dans cette filiation postduchampienne et néo-conceptuelle, atteste de sa précarité et de son impuissance ? Car ne se pose-t-il pas aujourd’hui encore, tel que le dénonce, entre autres, ce récent manifeste « L’art, c’est la vie ! » publié dans L’Humanité des débats, signé par un grand nombre des peintres issus de Support Surface et de la Nouvelle figuration précédemment cités, la question d’une « normalisation » de l’art « officiel (4) » ? Les institutions et les commissaires d’exposition ne tendent-ils pas à délaisser de leurs programmations les peintres qui demeurent non « conformes aux diktats officiels » et ne répondent pas aux critères imposés par une « pensée unique soumise au marché et à la mode », préférant favoriser les valeurs sûres et les tendances nouvelles ? Permanence d’une situation dont il faudrait d’ailleurs également rappeler, peut-être, la part de responsabilité des critiques et historiens d’art qui y participent aussi quelque part en légitimant cet art officiel. Car, certes, ni le critique ni l’historien ne peuvent empêcher les choix parfois déroutants des institutionnels dans leurs politiques de diffusion et d’achat. Cependant, le critique comme l’historien d’art conservent encore la liberté de leurs choix. Libres de ne pas nécessairement cautionner ce art officiel. Libres d’écrire l’histoire de peintres qui n’ont cessé de créer sans aucun compromis ni aucune forme de soumission à une telle « normalisation ». Mais encore faut-il pour cela oser prendre le risque de se situer en dehors des sentiers battus. Quitte à devenir soimême, aussi, un peu… maudit…. Quitte à être banni, parfois, de l’officielle sphère institutionnelle et éditoriale.

Amélie Adamo
1) Cf. Hannah Arendt dans La crise de la culture, éd. Gallimard, Paris, 1972
2) Cf. André Malraux « Les voix du silence » dans OEuvres complètes, Ecrits sur l’art, page 497
3) Cf. Ibidem
4) Propos de Alain Jean dans « L’art c’est la vie ».

mis en ligne le 06/06/2008
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