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Chroniques des lettres
So what ? (mais quand même)
par Belinda Cannone

J’avais commencé à écrire ma chronique la semaine dernière. Ça donnait : « Je vais dire un peu de mal de Cormac McCarthy, juste un peu, mais cela ne lui nuira pas (vermicelle que je suis), ne lui fera pas de peine car il ne me lira pas (vermicelle etc.), et cela me permettra de réfléchir à voix basse sur une question capitale que pose l’art du roman et que je pourrais résumer par «So what ? » – question, je le pressens, à laquelle je n’aurai pas répondu à la fin de la chronique mais bon. D’aucuns peuvent ici considérer que je suis mal partie – c’est possible. So what ?»

Et je m’apprêtais donc à dire du mal de cet Américain de plus en plus aimé en France, ce qui n’entre pas dans mes habitudes (mais non, pas d’aimer les Américains, de dire du mal) mais j’avais quand même été à la fois accrochée et déçue par deux de ses romans (un troisième abandonné très vite) et je voulais comprendre mon ambivalence à l’égard de cette oeuvre. Comme je n’aime pas m’avancer à la légère, je suis allée au cinéma voir Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (1). Entre temps j’ai encore lu, pour vérifier disons, La Route (2).

Dire que je l’ai lu est un euphémisme. Je l’ai dévoré en quelques heures, ravie de retrouver mon lit pour avancer dans ma lecture – ah, cette joie incomparable et trop rare de retrouver un bon roman le soir dans son lit (ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit). Dès la fin de l’après-midi on y songe, on organise déjà sa soirée pour libérer assez de temps pour lui (le roman), on en salive déjà, ô bonheur très particulier (et ne me faites pas dire…). Enfin bref, mon So what était tombé à l’eau, ou du moins, il ne pouvait plus faire titre seul.

Ce qui m’avait laissée dubitative avec les premiers romans (mais évidemment, à présent que j’ai des choses positives à exposer, j’ai moins envie de dire un peu mal – allons-y quand même, l’analyse doit être objective), dubitative donc, c’était que je voyais McCarthy écrire. Bien sûr je ne le voyais pas assis à sa table, ne soyez pas sots. Non : je voyais son cerveau en train de fabriquer de la littérature. Avec Faulkner sur la ligne d’horizon (je le comprends entre nous, Faulkner me paraît toujours un idéal absolu, je veux parler de l’auteur de la trilogie des Snopes – récemment rééditée en « Quarto » –, de celui de Lumière d’août, plutôt que de l’expérimentateur du Bruit et la Fureur, bref), Faulkner donc, sa débauche de visions, ses soleils brûlants, ses déserts et sa lenteur, ses pauvres types à la ramasse, ses paumés christiques, sa langue de mélopée. Avais-je raison ou tort ? je le voyais partout s’immiscer dans le texte de McCarthy et le tenir sous influence. Mais n’est pas Faulkner qui veut. Une autre chose que j’entendais : McCarthy, souvent, trop souvent, faisait des phrases. Je le voyais prendre son élan, se jeter à langue perdue dans une longue période poétiquesque et tomber dans le galimatias, croyant sans doute faire littéraire. Et puis, le pire : la métaphysique. Avec Faulkner ça marche. Je ne sais pas trop comment (ça s’analyse et se comprend le nez dans la page, ces choses-là), mais William arrive à faire surgir un monde mental et spirituel à force de descriptions de paysages, de personnages ou de situations. McCarthy essaie… et la plupart du temps échoue. Je pourrais vous lire quelques paragraphes d’une chinoiserie affreuse.

Tout cela était fâcheux mais pas rédhibitoire. Surtout que j’avais commencé mon exploration avec Un enfant de Dieu (3) : la deuxième moitié du livre, quand le héros (un idiot assassin) se cache dans des grottes souterraines où il a entreposé les cadavres de ses victimes (comme dans les catacombes des Capucins, à Palerme, vous savez), est assez saisissante. Je découvrais cette façon de peindre l’obstination dans la violence aveugle qui ne manquait pas de force, et un talent pour créer des paysages hallucinatoires qui promettait. Je suis passée à De si jolis chevaux (4). Encore un gamin, encore des traversées d’espaces immenses, des êtres déshérités et/ou diaboliques, mais là j’ai dû arrêter. Il y avait une telle gratuité, une telle façon d’aller manifestement nulle part sous prétexte que l’auteur avait sans doute eu plaisir à suivre ce jeune homme sur son cheval – mais aucun espoir pour le lecteur d’en tirer quelque chose de consistant – qu’au bout d’un moment je me suis dit « La vie est trop courte ».

Comme j’avais encore dans ma bibliothèque (vous savez, tous ces livres qu’on possède depuis des années, qu’on a amassé en se disant qu’on les lira un jour, peut-être, et qui n’auront probablement pas tous été ouverts au jour dernier, oh non. Mais quelle satisfaction quand on en écluse quelques-uns qui légitiment tous ceux qui sommeillent encore, inentamés), j’avais dans ma bibliothèque donc, Méridien de sang (5), alors j’ai encore essayé. Le lecteur remarquera que je sais faire preuve d’une belle obstination. Il notera aussi qu’il devait quand même (« mais quand même ») bien y avoir quelque chose de pas complètement décourageant dans ces romans pour que je m’obstine ainsi. Quand je l’ai eu fini, j’étais embarrassée. Je l’avais lu avec plaisir, curiosité, contente de le retrouver (le soir dans mon lit) et irritée. Un gamin, sa facilité à asséner le coup mortel ou cruel qui pourrait s’appeler absence de censure, ou de loi, son errance au bord de la mort jusqu’à la rencontre avec une bande dirigée par un pseudo militaire qui se sent une mission : aller massacrer les Indiens et les impies qui traînent encore sur les terres mexicaines. Chaque scalp étant payé par les autorités mexicaines, fortune leur est promise. Ce qui suit est inénarrable. La succession de scènes de massacre interrompues seulement par les déplacements à travers le désert et les orgies dans les villes où ils sont rétribués m’a irrésistiblement fait penser à Sade, par la régularité dans l’effroyable et les alternances. So what ? A-t-on dit quelque chose quand on s’est placé, romanesquement, dans la violence qui précède la civilisation ? quand on a peint parmi les brutes, une sorte de personnage diabolique (le « juge ») qui allie culture et mal, donc après la civilisation ? Il y a bien sûr un effet saisissant dans le principe de la série et de la répétition, mais pour dire quoi ? le mal serait partout, constant, gratuit ? Non, il ne l’est pas, ce n’est pas ainsi que va le monde. D’ailleurs il n’existe pas de « Mal », il n’y a que des mauvais gestes et des mauvais désirs, et des gens de bien qui laissent faire et qui ont vraiment, ceux-là, des comptes à rendre à l’humanité en nous.

Bref, je n’insiste pas, mais j’étais embarrassée et Ce pays n’est pas pour le vieil homme, si j’en crois le film, est tout à fait de cet acabit, au point que je n’irai pas lire le livre, ayant déjà lu son petit frère avec Méridien de sang. J’y ai reconnu (pour autant qu’un film restitue un roman) la même volonté de faire de la métaphysique au petit pied, la même gratuité, et la même question a surgi en moi : « c’est bien fait mais alors quoi ? ».

Bref. J’ai lu La Route. Un homme et son petit garçon, dans un monde d’après la Catastrophe, cheminant vers le Sud le long des routes. McCarthy a changé, je vous assure. Il a oublié Faulkner. Phrases simples, pas de violence inutile et pas de métaphysique, sans doute parce que la situation est en ellemême pure violence et hypothèse métaphysique, sans que l’auteur ait besoin de chercher à produire des effets. Au contraire, on a enfin l’impression de la simplicité conquise.

Tandis que passionnée je le retrouvais plusieurs soirs de suite, je me demandais constamment pourquoi cette fois ça marchait, et si fort. (Une manie : je me demande toujours pourquoi les fictions nous touchent ou pas, et ce qu’elles touchent en nous.) La première réponse tient dans le fait qu’il paraît que 60 % des habitants de New York sont persuadés qu’ils vont assister à la fin du monde (disait René Girard dans un numéro récent du Monde). Nous aussi. Nous aussi nous nous disons que soit, dans le meilleur des cas, nous vivrons bientôt sur la terre dévastée que décrit McCarthy (tout brûlé, plus de végétation ni aucun animal, l’air corrosif, etc.), soit nous assisterons purement et simplement à la fin du monde et de ses habitants. Je ne dis pas que c’est sûr, je dis que cela fait exactement partie des terreurs portées par notre temps. Et à quoi sert la littérature si ce n’est à donner forme à nos terreurs (entre autres : à nos désirs aussi bien) ? J’ai découvert en passant rue du Bac que Deyrolles avait brûlé : ça m’a déchiré le coeur. Deyrolles qui vendait des milliers de papillons et des animaux de toutes sortes, qui avait une collection d’animaux naturalisés vieille de dizaines d’années : non seulement il est affreux que ce soit des animaux et non des artefacts (remplaçables, eux) mais étant donné l’état de la planète et de sa faune, cet incendie est aussi tragique que celui d’un musée : on remplacera difficilement ce qui est parti en fumée. Contrairement au déferlement de violence gratuite qui signale les romans précédents et qui relève surtout de l’imaginaire individuel de McCarthy, le mérite de La Route est d’exprimer une angoisse collective.

Que dire encore sur ce roman – puisque après tout il est loin d’être le premier à décrire le monde après la bombe, après les Martiens, après l’épidémie, etc.? Il est construit comme une sorte de Robinson Crusoé à l’envers. Il a quelque chose d’aussi simple que le roman anglais qui mettait en scène un homme ordinaire, une île plutôt propice à condition de faire preuve d’ingéniosité, et plus tard quelques cannibales (je parle de la partie la plus connue et la plus saisissante du roman de Defoe). Dans La Route, un homme et son enfant, une route dans un pays dévasté, des cannibales un peu partout. Dans les deux cas, survivre. Peut-être que cette situation de survie est un des ressorts fondamentaux du plaisir romanesque. Survivre ou mourir : le plus protégé d’entre nous échappe sans cesse à la mort depuis toujours. Le plaisir de la lecture de Robinson : la construction patiente d’un monde (du pain, une table, un enclos) là où ne régnait que la sauvagerie. Le plaisir de La Route se construit sur le même plaisir des outils par exemple, omniprésents dans le roman. Le personnage principal ne cesse de visiter les maisons vides à la recherche de ce qui pourrait y rester, et notamment les outils, parmi lesquels (je l’ai remarqué) la pince occupe une place capitale : la pince qui permet d’attraper la boîte de nourriture qu’on a mise à chauffer sur le réchaud, d’ouvrir, de réparer, de forcer, bref la pince comme extension moderne de la main. Chaque découverte produit un intense plaisir, et comme la première récolte de blé du naufragé nous ravit, l’ouverture d’un abri recelant nourriture en conserve, couvertures, chaussures, etc. est un des plaisirs forts du roman. Simple, n’est-ce pas ? et efficace. Le deuxième ressort archaïque du plaisir romanesque est lié aux objets (leur construction ou leur découverte) et aux gestes de la survie. (Dernière minute : en me relisant et en laissant vagabonder ma mauvaise mémoire, je suis soudain persuadée que, volonté délibérée ou réminiscence inconsciente, McCarthy a pensé à Defoe : dans Robinson aussi le héros sauve quelques outils du bateau naufragé, et il y a l’histoire des barques – fabriquées ou récupérées et restaurées, je ne sais plus – qui se retrouve un peu bizarrement chez l’Américain, dont le personnage va trouver un bateau bien achalandé pas trop loin du rivage, et en y repensant je me souviens d’un léger sentiment un peu d’étrangeté en me demandant pourquoi un bateau où une maison aurait suffit, oui, pourquoi un bateau ? Et les traces de pas sur la plage, comme Robinson découvrant l’existence des cannibales grâce aux empreintes, et le thème d’Autrui menaçant incarné dans les deux cas par les mangeurs d’hommes – oui, décidément, il faudrait vérifier mais il y a du Robinson dans La Route, non pas un Robinson inaugural comme celui de 1719 qui est souvent donné pour le premier roman moderne, ainsi qui décrit le processus de civilisation, mais roman terminal. Bref.)

Hannah Arendt écrivait que la nouveauté de l’horreur liée aux camps d’extermination tenait à ce qu’on y avait mis en place un système tel que la mort n’était plus, comme elle l’a été au fil des millénaires, le pire de ce que pouvait redouter l’être humain. Le monde de La Route est tel que pour les deux protagonistes, le suicide est une option à préserver, le revolver un luxe et l’enfant sait s’en servir. La mort n’est plus le pire. Le père regardant son fils dormir est parfois pris d’irrépressibles sanglots « mais ce n’était pas à cause de la mort. Il n’était pas sûr de savoir à cause de quoi mais il pensait que c’était à cause de la beauté ou à cause de la bonté ». Archaïque aussi (et je le dis en bonne part), la répartition du monde : les gentils et les autres, c’est-à-dire ceux qui ne mangeraient jamais quelqu’un même s’ils mourraient de faim (eux deux) et les autres, qui rôtissent des nourrissons. Optimiste, la tonalité générale, si l’on peut dire, de cet optimisme relatif contenu dans la première option que j’évoquais plus haut (il restera encore des humains mais sur une planète entièrement dévastée). Car l’enfant est une incarnation de la loi morale. Petit christ en chemin, il pleure quand ils n’aident pas un homme de rencontre, quand bien même celui-ci a tenté de leur nuire. De sorte que s’il survit, c’est l’humanité comme nous l’entendons, et comme elle vaut sans doute la peine, qui survivra avec lui.

« Mais quand même » ? Quand même : un roman dont on ignore absolument à chaque page ce que nous réserve la suivante ne peut pas être mauvais.

PS : Comme je n’arrive pas à croire à une absurdité pareille, je vous le livre comme je l’ai lu (et on ne sort guère du sujet). Pour la première fois, un insecte parvient à résister à un coton OGM censé l’éradiquer. Helicoverpa zea vient de prouver – dans un pays où les créationnistes se multiplient, c’est bien – la validité de la théorie de l’évolution : l’espèce a muté de façon à pouvoir résister à la toxine libérée par la plante OGM. Bon, se dit-on, certains l’avaient prévu. Le remède ? C’est là qu’il vaut mieux citer l’article pour que vous y croyiez : « les promoteurs des OGM préconisent le maintien de zones ‘refuges’, semées en plantes conventionnelles, où sont conservées des populations d’insectes sensibles à la toxine ayant pour avantage de ‘diluer’ par croisement le caractère résistant des individus mutants ». Donc on maintient (dans des refuges qui doivent être « abondants ») des insectes non mutants – et donc « nuisibles » – pour que l’espèce continue à être sensible à la toxine… et à dévorer le coton ? Comprenez-vous comme moi qu’il s’agit d’une idée aussi extravagante que de provoquer des tsunamis pour que l’appareil destiné à détecter les tsunamis prouve qu’il fonctionne toujours et qu’on puisse ainsi éviter les tsunamis – ou bien quelque chose m’échappe-t-il ?
Belinda Cannone
1) Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, film des frères Coen. Le roman a été traduit en 2007, éd. de l’Olivier, et Points Seuil.
2) La Route, l’Olivier, 2008.
3) Un enfant de Dieu, Actes Sud, 1992 et Points Seuil.
4) De si jolis chevaux, Actes Sud, 1993 et Points Seuil.
5) Méridien de sang, l’Olivier, 1998 et Points Seuil.
mis en ligne le 06/06/2008
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