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Arts et Lettres
Les chemins anciens de l'art et de la littérature
par Georges Férou

Le Grand atelier, chemins de l’art en Europe V-XVIIIe siècle, sous la direction de Roland Recht, Actes Sud, 336 p, 39,95 euros.

Avis pour dresser une bibliothèque, Gabriel Naulé, Klincksieck, 458 p ; 35 euros
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Sans doute vous souviendrez-vous des articles pléthoriques et exorbitants qui, dans les pages du Monde par exemple, nous avaient chanté les vertus révolutionnaires des « autoroutes du savoir » qu’allait nous offrir internet. En substance, l’information va enfin pouvoir circuler dans le monde sans la moindre entrave et une rapidité inouïe. Quand on se plonge dans la lecture des essais que renferme Le Grand atelier, des spécialistes nous expliquent comment les hommes et les oeuvres ont voyagé en Europe. Il est surprenant de constater à quelle vitesse une idée, un style, la réputation d’un travail pouvaient circuler de l’Europe du Nord à l’Italie et jusqu’aux confins du Vieux Continent. Il suffit de voir de quelle manière les retables se déplaçaient à la fin du XVe et au début du XVIe siècle : la demande de retables en bois polychrome et doré s’est faite très importante. Si importante que les ateliers de l’époque doivent adopter des normes de standardisation et de production. Les centres les plus importants sont alors Bruxelles et Anvers. Les guildes de peintres, de sculpteurs de figures et d’architecture, d’huchiers, de menuisiers et de polychromeurs doivent se fédérer pour rendre la collaboration des différents corps de métier plus facile. Le succès de ces ouvrages d’un grand prix est tel qu’on en vient bientôt à établir des «ertificats d’authenticité» pour adopter une expression moderne : une marque est apposée au fer sur ces oeuvres où l’on utilise des matières précieuses (pigments, argent et feuilles d’or). Par exemple, on grave un rabot entre les branches d’un compas et la marque BRUESEL dans les ateliers bruxellois pour lutter contre les contrefaçons et pour assurer de la qualité des matériaux employés. Ces impressionnantes constructions qui privilégient la vie de la Vierge ou celle du Christ (surtout la Passion) ont voyagé jusqu’en Suède et au Portugal. On se rend compte que pendant une petite trentaine d’années, ces productions ont dominé le marché de l’art religieux avant que l’évolution de la peinture propose à l’Eglise ou aux dévots privés d’autres formes.

Les livres eux aussi pouvaient circuler entre les universités et les monastères du Moyen Age avec une efficacité remarquable. L’aventure extraordinaire de Gabriel Naudé au début du XVIIe siècle nous fournit une merveilleuse illustration de l’intensité des échanges dans le passé. Cet érudit, auteur de l’Avis pour dresser une bibliothèque (publiée en 1627, ce livre est une incroyable typologie et aussi une topologie surprenante de la bibliothèque idéale en fonction d’une nouvelle conception de la relation à la culture universelle) est chargé par le cardinal Mazarin de constituer une bibliothèque qui puisse surpasser toutes celles existantes. De 1642 à 1651, nous explique Bernard Teyssandier, il parvient à rassembler la plus grande collection de l’époque après avoir voyagé en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Angleterre afin de trouver les éditions les plus rares et les plus intéressantes. Il n’y avait pas moins de deux cents traductions de la Bible ! Aucun domaine n’était oublié, de la théologie à la philosophie classique, des arts mécaniques à la médecine. Il était orgueilleux d’avoir eu la faculté de réunir dans l’hôtel Tubeuf à Paris trente-cinq mille livres. Malheureusement, le Parlement de Paris se dresse contre son Eminence et décide de vendre la bibliothèque en 1651. Naudé tenta de la sauver – en vain. Il mourut après avoir déployé des efforts surhumains et racheté ce qu’il pouvait pour éviter que fût consommé un crime. Nul besoin de mettre le feu aux bibliothèques pour en ruiner le projet : la bibliothèque mazarine ne fut pas plus détruite que ne le fut celle d’Alexandrie, victime en réalité des disputes entre païens et chrétiens…

par Georges Férou
mis en ligne le 10/12/2008
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