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Dossier Gérard Le Cloarec
Être peintre par les qualités mêmes de la peinture
Dossier Gérard Le Cloarec _ Etre peintre par les qualités mêmes de la peinture par Jean-Luc Chalumeau
Par Jean-Luc Chalumeau
La dernière fois que je suis entré dans l’atelier de Gérard Le Cloarec, j’ai immédiatement été frappé par un portrait posé sur un chevalet. Depuis la porte, le visage était indiscernable, noyé semblait-il dans l’enchevêtrement des signes et lignes qui sont depuis toujours la caractéristique du style du peintre. C’était la même chose vu de trop près. Il suffisait de se tenir à la bonne distance, deux mètres peut-être, pour qu’apparaisse progressivement, légèrement ironique, le beau sourire d’une jeune fille.
Gérard Le Cloarec, Tête d’oiseau, 2002. 100 x 81 cm.
Encore un peu d’attention depuis le même endroit, et toute une tête gracieuse se révélait au regard, bien modelée dans son espace, cadeau de l’artiste à celui qui avait pris le temps de voir. Comment ne pas songer à la réflexion de Lawrence Gowing devant un tableau de Cézanne? : « il est prodigieux de voir l’enchevêtrement des fragments multicolores prendre cohésion lorsqu’on s’en éloigne un peu et que se dégagent les directions et les plans en recul d’où naît une sensation d’espaces…»

Les fragments multicolores de Gérard Le Cloarec, dont la lointaine origine est sans doute la multitude des lumières, balises et signaux quotidiennement observés dans sa ville natale de Penmarch, sont devenus les matériaux essentiels de son travail de peintre, un travail visiblement accompli avec la conscience du bon ouvrier, guidé par l’ambition de parvenir à un résultat qu’il va falloir essayer de définir.

« Que Cézanne m’occupe à ce point-là, à présent, c’est là ce qui me fait comprendre combien j’ai changé, je suis en train de devenir ouvrier. » C’est le poète Rilke qui s’exprime ainsi, illustrant le lent cheminement qu’exige la pénétration de la peinture. Imitons-le au cours de notre progression, qui ne doit surtout pas être trop rapide, dans l’œuvre de Gérard Le Cloarec dont une rétrospective nous est aujourd’hui offerte.

Depuis toujours, disons : depuis le début des années 70 et son hommage à Yehudi Menuhin à la Maison de la Culture de Suresnes, Le Cloarec peint des visages et des corps. Les séries sont ponctuées par les « bigoudènes », manière de rappeler ses attaches, son identité fièrement bretonne, mais aussi prétextes à soumettre le thème du visage surmonté d’une coiffe à toutes sortes de variations illustrant ses découvertes d’artiste.

Gérard Le Cloarec, Direction opposée, 2004. 92 x 71 cm.La bataille livrée par Gérard Le Cloarec depuis quarante ans dans le champ de la peinture n’est pas fonction d’une opinion particulière sur l’art (d’un naturel bienveillant, il les accueille toutes avec intérêt, mais il n’en adopte aucune), il s’agit bien plutôt d’accomplir le travail du désir dans la vision, c’est-à-dire de reprendre, là où il l’avait laissée, la quête de Cézanne. «Il faut être ouvrier dans son art, savoir de bonne heure sa méthode de réalisation écrivait ce dernier à Émile Bernard. Être peintre par les qualités mêmes de la peinture… Il suffit d’avoir un sens d’art et c’est sans doute l’horreur du bourgeois, ce sens-là.»

S’il arrive à Le Cloarec de choquer le bourgeois, ce n’est certes pas parce qu’il peint des nus féminins érotiques (au contraire, le bourgeois adore les consommer sous couvert d’art, c’est bien connu : Freud a appelé cela la «prime de séduction »), s’il les choque, donc, c’est bien par son exigence d’investissement visuel, c’est par la difficulté d’approche de son travail chromatique. Ce que sait Le Cloarec après le maître d’Aix, c’est que seule la couleur est capable simultanément de constituer et de détruire la forme. L’art est difficile, son élaboration comme sa perception demandent du travail, s’il est vrai que les figures du désir ne sont jamais celles de la simplicité. Inutile de demander au peintre de produire des œuvres qui seraient « plus faciles » : à supposer qu’un accès plus immédiat à l’œuvre soit donné, jamais il ne lèvera l’opacité organisée concernant sa jouissance, autrement dit : l’invisible par lequel elle défait le réel et ne l’imite pas.

Gérard Le Cloarec, Femme girafe, 2004. 100 x 81 cm.Arrêtons-nous sur un thème favori de l’artiste : le portrait et l’autoportrait (parfois mêlés, et ce n’est sans doute pas par hasard : voici Le Cloarec en compagnie de deux de ses amis en 1980, ou avec Van Gogh six ans plus tard). Une grande exposition de ses « portraits paroxystiques » a eu lieu à l’espace Cardin en 2002. On y reconnaissait des célébrités du monde de la musique et de la littérature, quelques personnes proches de Gérard, et surtout les peintres qu’il admire : de Monory à Courbet, de Cézanne – bien sûr – à Francis Bacon… Le fait que les modèles soient plus ou moins identifiables, selon la distance du spectateur par rapport au tableau, était important, comme toujours chez Le Cloarec, mais pas essentiel. Il y avait là, me semble-t-il, une passionnante réflexion implicite sur les conditions de l’appropriation esthétique.

Prenons appui sur le très beau Vincent Van Gogh et autoportrait (146 x 114 cm, 1986). Il y a là deux autoportraits célèbres de Van Gogh en 1889 : celui dit « Tête bandée à l’oreille coupée, bonnet de fourrure et pipe » et l’ « autoportrait » peint en août-septembre, quelques mois après le drame du 24 décembre 1888, de trois-quarts de telle sorte que seule apparaisse la « bonne » oreille. Le premier est traité par Le Cloarec en couleur, le deuxième est seulement dessiné sur fond blanc, une nuance de bleu sur le gilet rappelant toutefois que Van Gogh avait revêtu son meilleur costume pour se représenter assagi. Entre les deux versions de Van Gogh par lui-même, revues par Le Cloarec, ce dernier s’est représenté au milieu de la composition. On peut en déduire qu’il s’implique complètement dans ce qu’il donne à voir. Or il y a évidemment plusieurs manières possibles de percevoir ce tableau.


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mis en ligne le 19/08/2006
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