chroniques - art contemporain - photographie - photography


version impression
participez au Déb@t
Entretien avec Mathias Fels
Souvenir d'un marchand de tableaux
"Quelle vie merveilleuse j'ai eue !"
Entretien avec Mathias Fels - Souvenir d
par Thierry Laurent
Entretien avec Mathias Fels - Souvenir dTL- Je vous remercie d’accepter cet entretien. Pour l’information des lecteurs, il est bon de rappeler que vous êtes sans doute un des galeristes qui a le plus marqué, je dirais autant son époque que la scène artistique parisienne. Vous avez vu l’émergence de nombre de mouvements picturaux. Vous les avez exposés.

MF - J’ai déjà presque un pied dans la tombe, je vais bientôt être un sémillant octogénaire, oui, oc-to-gé-nai-re ! Alors, si je m’éloigne du sujet, rappelez- moi à l’ordre.

TL –Vous évoquiez tout à l’heure la mort de Riopelle. Qu’évoque-t-il pour vous ?

MF - Riopelle a eu une belle période qui se situe autour des années cinquante. J’ai un peu connu l’artiste. J’ai eu des tableaux de lui. Il était exposé dans la galerie que tenait Dubourg, boulevard Haussmann, un très bon ami à moi, qui est décédé. Dubourg a exposé aussi Nicolas de Staël. Riopelle a donc eu un période très glorieuse, autour des années 1949, 1950, 1951, où il a fait de très beaux tableaux. Ensuite, Riopelle s’est mis à peindre au couteau, bon, ce n’est pas de la mauvaise peinture, mais c’était devenu un peu répétitif. Sans vouloir être sévère, ça a été le cas de pas mal d’abstraits.
TL - Vous souvenez-vous de votre première visite chez l’artiste ?

MF - Nous étions allés le voir, mais je ne sais plus exactement quand. Il y a au moins trente ans. Vous savez, les années passent tellement ! Dès fois, je dis trente ans, mais en fait c’est quarante ans.

TL- Quel âge avez-vous ?

MF- Je suis né en 1922, faites le calcul… Riopelle avait donc un grand atelier à Montparnasse, où il vivait avec Joan Mitchell…

TL- L’artiste américaine ?

MF- Oui, lui était canadien, elle américaine. Elle n’avait alors aucune notoriété.

TL- Vous avez dit " nous " ? Vous n’étiez pas seul à la galerie ?

MF- Je dis nous, car j’étais associé avec Madame Faure, une femme très intelligente, passionnée et aventureuse, à la recherche de tout ce qui était d’avant-garde. Nous avons ouvert la galerie en 1955. Je dois reconnaître que, sans elle, je n’aurai pas accompli mon parcours. Je tiens à ce qu’elle soit citée, Madame Faure donc, dite Rosa, son prénom était Rosa, elle était connue de tous les artistes. Ce dont je me souviens, ça devait être un matin vers dix onze heures, Riopelle a sorti une bouteille de cognac, et nous a servi du cognac, mais pas dans des petits dés à coudre, dans des verres à vin, qu’il remplissait complètement. Moi, j’étais encore jeune, et je tenais le coup. Riopelle et Joan Mitchell s’envoyaient du cognac à plein verre. J’ai pensé que Riopelle ne ferait pas de vieux os. J’ai eu tort.

TL- Revenons à vos débuts. Qu’est-ce qui vous a amené à l’art ?

MF- Initialement, je ne me destinais nullement au métier de galeriste. Pendant la guerre, j’étais au lycée Henri IV, où j’ai eu comme professeur de littérature, Monsieur Pompidou. Ce que je préparai à H IV, ça va vous faire rire, c’était l’École Coloniale : je voulais être fonctionnaire, oui, administrateur dans les colonies.

TL- Comment êtes vous passé d’une vocation coloniale à celle de marchand d’art moderne?

MF- Mon père, Florent Fels, était critique d’art. Il a écrit plusieurs livres sur la peinture, et participé à des revues. J’ai donc passé ma jeunesse au milieu de critiques et d’artistes. Puis il y a eu la guerre, j’étais de la classe 1942, et un jour, Pompidou nous annonce, en plein cours, que nous devons nous rendre en Allemagne, au titre du Service du Travail Obligatoire. J’ai donc passé deux ans en Allemagne et je suis rentré en 1945. Mes études était foutues ! Je me suis retrouvé chômeur, presque clochard, vivant des petits bouleaux. J’ai été rattrapé par le destin : grâce aux relations de mes parents, de leurs amis, certaines personnes m’ont demandé de leur vendre des tableaux. On m’a demandé de vendre un Vlaminck, : oui, j’ai eu entre les doigts un Vlaminck fauve ! De fil en aiguille, je suis devenu courtier en art.

TL – Comment, de courtier, êtes- vous devenu galeriste ?

MF- Ma rencontre avec Madame Faure a été déterminante. C’ était une amie de ma mère. Il y avait aussi un Russe qui possédait une galerie rue Jacques Callot. Il devait quitter les lieux et s’installer dans le midi. Il avait des problèmes au poumon, ayant été gazé pendant la guerre de 1914. Il était donc disposé à me céder sa galerie, moyennant dix mille francs. Il me laissait aussi quelques tableaux. J’avais les dix mille francs, mais, hélas, pas un centime de plus. Impossible de m’installer : il fallait payer l’électricité, le téléphone. J’ai raconté ça à Madame Faure, qui a proposé de s’associer avec moi. Pour moi une galerie, c’était le rêve, le père Noël. Nous ne sommes pas cependant installés dans le quartier de la rue de Seine, comme je l’aurais voulu. Son mari s’est mêlé de l’affaire. C’est lui qui apportait les fonds. Il considérait la rue de Seine comme un quartier de traîne-savates. Alors Madame Faure a préféré le boulevard Haussmann, plus solennel et moins vivant que la rue de Seine. C’est le seul regret que j’ai éprouvé dans ma vie, quitter le quartier Saint-Germain. La rue de Seine est un quartier mythique, irremplaçable. Pour son public surtout!

TL - Quels ont été vos premiers choix artistiques ?

FM- Je connaissais bien Vlaminck. Et pour Vlaminck, la peinture, c’était d’abord le Fauvisme : son panorama, c’était Matisse, Derain, Dufy, Utrillo, Rouault…Pour Vlaminck, le Cubisme, c’était la fin de tout. Son ennemi personnel était Picasso. Il détestait les déformations expressionnistes aperçues sur les femmes de Picasso : deux nez, trois yeux sur un même visage, il ne supportait pas ! À l’époque, j’avais vingt- cinq ans, et j’accordais un immense crédit aux vues de Vlaminck. Un jour, lors d’une exposition à la galerie Charpentier sur la nature morte, j’aperçois au milieu d’un mur de tableaux un petit Picasso cubiste que je trouve merveilleux. Vlaminck était là, et je lui fais part de mon émerveillement. Vlaminck répond que je n’entends rien à la peinture et me traite de tous les noms d’oiseaux. J’avoue avoir été influencé par Vlaminck. Quand j’ai ouvert la galerie en 1955, j’exposais donc des œuvres classiques : il y avait donc un petit Vlaminck, une aquarelle de Signac, un port d’Othon Friesz. Toute modestie mise à part, j’ai très vite évolué. Pour une simple raison : j’ai rencontré Krugier, galeriste à Genève, et il m’a fait changer d’orientation. Un an après notre installation, en 1956, j’ai eu la chance de vendre un dessin de Nicolas de Staël. L’acheteur n’était autre que Krugier, un juif polonais, un culot absolu, un boyard. Il me propose de déjeuner avec lui. Madame Faure avait un joli appartement aux Champs de Mars, et le déjeuner s’organise. J’ai cru qu’on allait tomber par terre. Il nous dit : " Voilà , je suis basé à Genève, je voudrais avoir un correspondant à Paris, et je vous propose de travailler ensemble ". J’ai cru que Madame Faure allait s’évanouir. Vous vous rendez compte, au bout d’un an, cette proposition d’une très grande galerie suisse ! Un an après, on a organisé ensemble une exposition Nicolas de Staël. Je reconnais que Krugier nous a donné un coup de pied salutaire dans le derrière. Krugier voulait bien travailler avec nous, mais il ne voulait voir dans notre galerie que des tableaux abstraits, et certainement pas des œuvres figuratives d’avant-guerre.

TL- Krugier soutenait donc la peinture française des années cinquante, des artistes comme Atlan et d’autres…

MF- Tout à fait. À fond ! Nous avons eu aussi ensemble des Estève. Madame Faure aussi m’a encouragé dans ma nouvelle démarche. Nous avons fait un petit catalogue intelligent que j’ai intitulé " Regard sur la peinture actuelle ". En 1956 ! Il y avait Messagier, Bazaine, Vieira da Silva, Hartung, Fautrier, Tal Coat. Nous sommes passés de Signac à Vieira da Silva ! Pas mal en un an ! Celui qui nous a poussés à ça, c’est Krugier !
TL. Quels artistes avez-vous donc exposé en premier ?

MF- Mon associée, qui, je le répète, était aussi très curieuse de la nouvelle création, et moi, nous nous sommes mis dès lors à l’Abstraction.

TL- Française, américaine ?

MF- À ce moment-là, à Paris, l’Amérique n’existait pas encore. L’Abstraction dominait la scène contemporaine. Elle était aux mains de quelques galeries très importantes. Manessier était exposé à la galerie de France, Bazaine était à la galerie Maeght, des galeries très riches. Il fallait passer par elles, elles faisaient la pluie et le beau temps, elles avaient les critiques d’art dans la main, elles les manipulaient…

TL- Comment une galerie peut-elle manipuler les critiques d’art ?

MF- Par l’argent ! Dans une revue, on leur demande de faire une demi-page…On leur explique qu’on a une exposition très intéressante…S’il vous plaît, n’entrons pas dans les détails d’une technique que je connais très bien, croyez- moi !

TL- Expliquez-moi.

MF- Expliquer, expliquer quoi ? Les choses sont comme ça. Maintenant ce sont les Américains les plus riches. C’est comme ça. C’est idiot de reprocher quoi que ce soit aux galeries françaises. L’Amérique est plus forte que nous en tous domaines. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe en Afghanistan.
TL – Revenons au marché de l’art de l’époque.

MF- J’ai connu en 1955 une situation où dominaient à Paris les peintres abstraits, environ une dizaine, Manessier, Bazaine, Hartung, Poliakoff, Viera da Silva, j’en oublie. Ces peintres étaient considérés comme les plus grands peintres de l’époque, nous sortions à peine de la guerre, c’étaient les Gauguin, les Van Gogh du moment. Ces peintres étaient recherchés par le monde entier, nous avions des clients internationaux. Ce n’étaient pas des Français en général, il y avait dans notre clientèle cinquante pour cent d’étrangers, des Suisses, des Belges, des Allemands, un Brésilien par là, même parfois un Américain. Nous étions sûrs d’avoirs les meilleurs artistes du moment.

TL - Vous ne vous ne vous rendiez pas compte de l’émergence de l’Amérique ?

MF- Aujourd’hui, avec le recul, nous voyons à peu près clairement la situation du moment, mais à l’époque on ne se rendait compte de rien du tout. On n’a pas vu venir l’orage. Toutes les grandes galeries vendaient exclusivement des abstraits, qui finalement se copiaient eux-mêmes, ne citons personnes. Ces galeries étaient convaincues de vendre des chefs-d’œuvre. Elles n’ont pas opté pour une politique en faveur des jeunes générations. Il y avait pourtant deux écoles qui se profilaient à l’horizon, " les Nouveaux Réalistes " d’un côté, la " Nouvelle Figuration " de l’autre.

TL- La " Nouvelle Figuration " ? Vous voulez dire la " Figuration Narrative " ?

MF - Oui , mais moi j’ai appelé ce mouvement la " Nouvelle Figuration ". Je vous dirai dans un instant comment cela s’est passé…Donc, au lieu de prendre en charge des artistes plus jeunes, les grandes galeries en sont restées à leurs choix abstraits. Pour les jeunes, elles n’avaient qu’une seule politique : le barrage. Pourtant, ce ne sont pas les locomotives qui manquaient chez les jeunes. Il y avait des personnalités comme Klein, Arman. Dans les accrochages, j’étais époustouflé par le dynamisme de ces très jeunes artistes, par leur jeunesse, leur influx nerveux. Un exemple du climat du moment a été l’attitude de Messagier, que j’ai bien connu. Il était à la galerie de France. Il s’occupait du Salon de Mai, qui était très important à l’époque. Et bien, il a fallu beaucoup de temps pour que les Nouveaux Réalistes y soient enfin acceptés, après avoir essuyé quantité de refus.

TL- En quelle année était-ce ?

MF - Autour des années1960-1961. Je me souviens d’ailleurs d’une grande réception organisée par Arnal. Il appartient à une famille de viticulteurs du Sud-Ouest. On picolait beaucoup et on rigolait pas mal. Cela se passait, je crois, rue Campagne Première. Entre deux verre je demande à Messagier comment s’est passé l’accrochage. Je lui fais remarquer insidieusement la présence des Nouveaux Réalistes. Il me répond " Je suis dégoûté, je vais démissionner ". Vous voyez à quel point que c’était difficile. Messagier s’est cependant bien garde de démissionner.

TL- Et les Américains ?

MF- Ils en étaient à leur toute première apparition. Mais au début, on s’en moquait. Le raisonnement de l’époque consistait à dire : " Les Américains n’ont jamais eu de peintre, ils n’en auront jamais ! "

TL- À ce point ?

MF- Historique ! Les premiers Américains qu’on a connus, et qui nous faisaient bien rire, au début, c’était les Pop artistes.
TL - Et un artiste comme Jackson Pollock ?

MF- Il y avait aux Etats-Unis toute une génération de peintres abstraits : Pollock, de Kooning, Rothko, qui les ont précédé. Mais en vérité, on d’abord entendu parler des pop artistes. Au départ, on ne s’est pas rendu compte que l’économie américaine était très puissante, que les Américains étaient les grands gagnants de la guerre. Leur industrie de l’armement avait relancé leur machine économique et maintenant ils avaient amassé des réserves financières dix fois, voire cinquante fois, plus importantes que celles que nous détenions en Europe. Ce qui est incroyable, et moi j’ai bien vécu ça : au début on n’y croyait pas ! Pourtant il y avait des signes précurseurs. Tenez, une anecdote significative. Un jour, j’avais à vendre un grand Nicolas de Staël abstrait, une pièce importante, j’en demandais dix millions, cela représentait pas mal d’argent à l’époque, nous étions en 1960. J’ai eu la visite du grand marchand américain Sidney Janis, maintenant décédé. Il rentre dans la galerie, toujours affublé de son petit nœud papillon, très aimable, regarde le de Staël et me demande très aimablement son prix. Je le lui donne. Dix millions ! Il avait un sourire en coin, narquois, ironique. Il répète plusieurs fois " ah, dix millions ", sur un ton détaché. Et je comprends ce qu’il pense. Une telle somme, qui pour moi représentait beaucoup, n’était pour lui pas grand - chose. Sur son visage, on pouvait lire : " Vous allez voir bientôt les prix qu’on va obtenir, nous, en Amérique, rien à voir avec vos normes européennes ". Il avait raison ! On ne s’est pas rendu compte qu’on était foutu avec l’arrivée des Américains.

TL- Peut -on parler d’un aveuglement général ?

MF- Il y en a eu quelques exceptions. Daniel Cordier par exemple. C’était un très bon marchand. Le premier Rauschenberg que j’ai vu, c’était chez lui. Il a mis en place une magnifique exposition de Surréalistes. Il a rédigé un manifeste à l’époque, où il disait que Paris, c’était fini. Tous les marchands parisiens l’ont traité de traître, crachant dans la soupe. Il avait pourtant raison. Depuis, la situation a changé du tout au tout : beaucoup de galeries françaises se sont mises à l’heure américaine. Certaines galeries sont devenues des succursales de New York. Je pense en particulier, on peut citer son nom, tout le monde le sait maintenant, à la galerie Daniel Templon. Je me souviens d’un grand vernissage chez lui, où le marchand américain, Léo Castelli, est venu. C’était au début des années 1980. Castelli avait un air très digne comme ça, une allure de parrain, de gangster…

TL- De gangster ?

MF - Oui de gangster, tiré à quatre épingles. Alors j’ai vu défiler devant lui le gratin des marchands parisiens. On avait l’impression d’une cérémonie du Moyen ge, où les seigneurs allaientt rendre hommage à leur suzerain. Castelli était très digne, très froid, et les marchands rivalisaient en courbettes. Moi, je ne me suis pas plié à ce jeu.

TL- Revenons à votre démarche personnelle. J’aimerais savoir comment vous êtes venu à exposer un jour des artistes de la Figuration Narrative.
MF. J’ai donc commencé par les Abstraits, poussé en cela par Krugier. Mais j’avais en même temps l’intuition d’un retour global de la Figuration. Je n’avais pas tort. Nicolas de Staël, à la fin de sa courte vie, délaisse l’abstraction pour réaliser des toiles figuratives. Autre exemple : Dubuffet, dés ses débuts, fait des toiles à motifs figuratifs. Un autre peintre me paraissait intéressant : Asger Jorn. J’ai trouvé aussi à l’époque les dessins et les sculptures de Giacometti très intéressants. J’ai eu les premiers Bacon en 1961. J’ai pensé qu’il pouvait y avoir une génération d’artistes plus jeunes, non abstraite, parfois surréaliste, qu’un travail était à faire de ce côté-là. L’artiste Corneille a aussi beaucoup compté dans ma nouvelle orientation vers les artistes figuratifs.

TL- Quelle a été votre première exposition sur le thème de la " Nouvelle Figuration " ?

MF- C’était en 1961, en pleine période abstraite. Les galeries parisiennes boudaient totalement tout ce qui n’était pas abstrait. J’ai voulu exposer des artistes à contre-courant du moment. J’ai choisi Dubuffet, il a eu la couverture du catalogue. Mais aussi Nicolas de Staël, dans sa période figurative. J’ai aussi choisi d’exposer des peintures de Giacometti, de Francis Bacon et d’Asger Jorn.
TL - Avez-vous gardé des œuvres de ces artistes qu’historiquement vous avez fait connaître ?

MF - Non. Aucune. Et il y a de quoi le regretter. Vous savez combien j’ai payé mon premier Dubuffet en 1961 ? 2500 F !
TL. Combien cela fait-il aujourd’hui ?
FM. Je n’en sais rien. Mais même si vous multipliez par 100, vous voyez que ça ne va pas très loin. Et mon premier Bacon ? Je l’ai vendu 10 000F nouveaux. Pas plus. Un Bacon de deux mètres sur deux. Quand je pense aux œuvres qui me sont passées entre les mains. Je devrais être milliardaire aujourd’hui. Il y a de quoi devenir fou !

TL- Comment s’est comporté la cote de Dubuffet dans les années 1950-1960 ?

MF- La cote de Dubuffet est montée assez rapidement. Mais, au début, les collectionneurs s’en détournaient, car les toiles de Dubuffet étaient figuratives. Il peignait des personnages. J’en avais un ou deux à la galerie que Krugier a vus. Je me souviens que Krugier était loin d’être enthousiaste sur Dubuffet.

TL- Krugier n’était donc pas favorable à Dubuffet ?

MF- Pas du tout à ce moment- là ! On reprochait à Dubuffet de ne pas savoir dessiner, de peindre sans couleur. Un beau jour, quand la cote de Dubuffet a monté et que j’en avais vendu quelques-uns, Krugier est venu me voir, et m’a dit : " Dis donc, tu t’es bien sucré avec Dubuffet ! " Puis, il me reproche de ne pas être venu le chercher pour faire des affaires avec lui. Et moi de lui répondre : " Dis donc, Ian, mes premiers Dubuffet, tu n’en voulais pas ! Tu les a regardés avec mépris ! " Krugier s’est alors arrêté de m’adresser des reproches… À propos de de Staël j’ai une anecdote à vous raconter. C’était avec Pierre Loeb. Un homme très séduisant, très cultivé, grande allure. Il avait sa galerie rue de Seine. Il avait exposé des aquarelles de Cézanne. Il avait montré Miro aussi. Mais il ne voulait pas exposer Nicolas de Staël. Et je demande à Pierre Loeb pourquoi il ne s’intéresse pas à cet artiste. Et il me répond : " Je suis grand et je suis habitué à dominer physiquement mes interlocuteurs. Et Nicolas de Staël est plus grand que moi ! " Nicolas de Staël, qui était finlandais, mesurait deux mètres, était encore plus grand que Pierre Loeb. Et Pierre loeb ne l’a pas supporté. D’où son rejet de Nicolas de Staël.

TL- Pourquoi n’avez-vous tout de même pas mis de côté un Bacon, un Dubuffet, ou un de Staël, pour vos vieux jours ?

MF - Il fallait faire tourner la galerie ! Et donc vendre dans l’urgence ce qui se vendait à l’époque. Nous n’avions pas le choix. C’étaient las Bacon et les Dubuffet qui assuraient le train de vie de la galerie : expositions, catalogues, et toutes les autres charges. Nous étions trop contents à l’époque de pouvoir les vendre. Il n’était pas question de les garder. On vendait un Dubuffet, et avec le produit, nous organisions une exposition Klasen. Voilà comment nous fonctionnions.

TL- Vous n’avez donc pas seulement exposé des artistes comme de Staël, Dubuffet, Bacon, mais des plus jeunes, des inconnus à l‘époque ?

MF- Justement, mon idée était de présenter en même temps la toute jeune génération d’artistes figuratifs. C’est comme ça que je suis venu à exposer en 1962 Télémaque, Klasen, Rancillac. La préface du catalogue a été écrite par Michel Ragon. Le terme de " Nouvelle Figuration ", c’est moi qui en ai eu l’idée, j’y tiens. Le père de la " Nouvelle Figuration ", c’est moi. J’en ai parlé à Gérald Gassiot -Talabot, et lui pour se démarquer de moi, et c’est normal d’ailleurs, il a appelé ça la " Figuration Narrative ".

TL- Comment vos premières rencontres avec les artistes de la " Nouvelle Figuration " de sont-elles passées ?

MF- Le premier artiste que j’ai exposé seul, le point de départ, c’était Télémaque. Télémaque. habitait rue du Faubourg Saint Denis, où il nous avait donné rendez-vous. Télémaque avait fait toute ses études à New York. Il savait beaucoup de choses sur le Pop Art américain. Il nous a fait tout un cours sur le sujet. Télémaque m’a recommandé ensuite Klasen. Il m’a conseillé d’aller le voir, et puis ensuite, Télémaque à son tout m’a indiqué Monory. C’était avant 1965. À cette époque, je ne trouvais pas la technique de Monory vraiment formidable. Plus tard, peut être au Salon de Mai, j’ai vu d’autres toiles de lui, et j’ai trouvé que Monory était devenu un bon artiste. Il était depuis rentré chez Maeght. C’était trop tard pour le faire entrer dans notre galerie. À cause de cet atermoiement, je reconnais l’avoir " manqué ". J’étais allé voir aussi Erro, en 1967, avant 1968 en tout cas. Il habitait dans un espace consistant en la réunion de deux chambres de bonnes, rue de Buci, et je lui ai acheté des toiles. Il y a un confrère qui nous a aidé moralement dans cette aventure, c’était Tronche, le beau-père d’Anne Tronche. Il était marchand comme moi, boulevard Haussmann. Tout le monde nous tapait dessus à l’époque.

LT- Qui en particulier ?

MF- Il y avait par exemple un critique d’art, qui s’appelait Boudaille. Il était directeur des Lettres Françaises, c’était la revue communiste, bien faite, une revue dirigée par Aragon. Boudaille s’occupait de toute la partie artistique. Au départ, Boudaille nous était plutôt favorable. Lors des expositions Klasen, il donnait des comptes rendu plutôt élogieux. Je me souviens en revanche d’avoir fait une exposition de Télémaque, et puis rien ! Je rencontre alors Boudaille Boulevard Haussmann, je lui demande de rédiger un papier. Il ne restait plus que quinze jours d’exposition. À l’époque, c’était d’ailleurs plutôt Catherine Millet qui rédigeait les comptes rendus d’exposition. Elle était collaboratrice aux Lettres Françaises. Voyez comme on retrouve toujours les mêmes personnes ! Boudaille m’annonce alors qu’il ne fera pas d’article sur Télémaque. Et il ajoute même " qu’il va tirer dessus à boulets rouges sur mon travail ". Avec le sourire ! Je suis consterné. " Tu va me faire ça ! " Je lui demande la raison d’une telle déclaration de guerre. Il me répond que nous sommes en pleine crise, c’était en 1965, et qu’il défend les artistes abstraits qui sont en grande difficulté. Toute toile de la Nouvelle Figuration vendue, c’est un tableau abstrait en moins trouvant acquéreur. Voilà le raisonnement de Boudaille. Mais c’était un cas parmi mille autres. On était tellement attaqué de tous les côtés qu’on ne savait plus quoi faire. Vous voulez que je vous raconte une anecdote ? Monsieur Restany, lui, venait en général à nos à nos vernissages.

LT- C’est off, ça ?

MF - Non, au point où j’en suis ça m’est égal. Vous pouvez enregistrer.
MF – Or, à ma grande déception, il n’est pas venu me voir lors d’une exposition Télémaque. Pendant un vernissage chez Stadler, je lui reproche en conséquence de n’être pas passé à l’exposition sur Télémaque. Et il me répond texto " Si je ne suis pas venu, c’est volontairement : tant que tu exposeras de la merde, je ne viendrai pas à ta galerie pendant les vernissages. ". Il ajoute : " Les galeries qui exposent de la merde finiront dans la merde ". C’était pour moi. Il est assez agressif à ses heures. Pour Restany, en dehors des Nouveaux Réalistes, point de salut ! Et il m’a dit ça devant Stadler. Je dois dire que ça me touchait. C’est quand même une autorité Restany…En fait, la Nouvelle Figuration a été lancée trop tôt. On a essuyé les plâtres. On a fait des expositions, des catalogues, mais ça n’a pas eu les répercussions attendues.
LT- Quels sont les artistes de la Nouvelle Figuration que vous avez eu chez vous ? Monory, vous avez réussi finalement à l’exposer ?

FM- Non, Monory je vous le dit , je l’ai raté pour de bon.

LT- Et Adami ?

FM - Je ne l’ai pas exposé. Il était assez ami avec Télémaque. Mais il me barbait. Il venait à la galerie, il voulait que j’organise une exposition, il insistait beaucoup, mais c’est comme ça, j’ai eu un rejet à son égard. J’ai exposé aussi Rancillac que j’ai connu par Télémaque. Et puis j’ai exposé aussi Jan Voss, et c’est Jan Voss qui a soufflé le terme de Figuration Narrative à Gassiot -Talabot.

TL- Le terme de " Figuration Narrative " a été inventé par Voss ?

FM- Inspiré par Voss. Voss faisait des tableaux en forme de " comic ", en bandes narratives. Il y avait par exemple " la journée de la strip-teaseuse " : on voyait une femme qui se déshabillait et se retrouvait petit à petit nue à la fin du tableau. Le terme de " Figuration Narrative " vient de là. Il y aussi un artiste considérable que j’ai exposé et dont on ne parle plus, un artiste portugais, c’est Bertholo. Ces tableaux sont devenus très rares. C’était un peintre très intéressant.

TL- Il vit toujours ?

MF- Oui, mais il est retourné au Portugal. C’était un garçon intelligent et cultivé. Nous discutions beaucoup ensemble. On parlait du Nouveau Roman. J’avais tendance à défendre Butor, l’auteur de la Modification. Bertholo défendait Robbe-Grillet. On parlait aussi des pianistes de jazz. Pour Bertholo, Thelonus Monk était le plus grand. Il ne s’est pas trompé.

TL- La Nouvelle Figuration que vous défendiez alors, et en cela nul ne vous conteste votre rôle de précurseur, a -t-elle rencontré du succès auprès du public ?

MF- Il faut reconnaître que commercialement, c’était un désastre. On avait tout à payer, le catalogue, l’exposition, le photographe. En général on organisait un buffet pour que cela devienne une petite fête, il y avait du champagne, mais le résultat est qu’on ne vendait au maximum un tableau, et c’était tout. Bertholo était un cas à part. On a tout vendu à son exposition.

TL- Quel type de clientèle fréquentait votre galerie ?

MF-J’ai eu un jour la visite de Madame Pompidou, c’était en 1963 ou 1964. Elle voulait acheter des Bertholo. Je lui ai montré une série de toiles par terre, mais toutes étaient déjà vendues avant même l’exposition en préparation. J’ai proposé à Madame Pompidou de la rappeler ultérieurement, lorsque j’aurai de nouveau des toiles disponibles. Madame Pompidou a manifesté de l’agacement. En fait, je crois qu’elle ne m’a pas cru. Elle n’est plus jamais passée me voir. Mais le cas Bertholo était tout à fait exceptionnel. Pour le reste !

TL- La Nouvelle Figuration était donc invendable ?

MF- Comment n’a-t-on pas mis la clé sous la porte à la fin des années 1960 ? Je me le demande encore. Comment j’ai survécu à tout ça ? Je n’en sais rien. Nous étions dans la situation d’Alain Delon dans le film le " Samouraï ", où il est pris en tenaille entre la police et les gangsters qui tous veulent le supprimer. Nous, nous avions d’un côté les galeries fortunées qui vendaient de l’Abstrait et qui nous tiraient à boulets rouges, et de l’autre, les Américains qui ne voulaient pas entendre parler de la Nouvelle Figuration. Allez, encore maintenant, avec un Télémaque sous le bras, à New York, et, vous verrez, vous ne le vendrez pas ! La Nouvelle Figuration a une audience européenne, mais c’est tout. Ce qui est curieux, c’est que maintenant, près de quarante après, tout ça ressort.

TL- Si on devait faire un panorama de la Nouvelle Figuration, comment situeriez-vous les artistes les uns par rapport aux autres ?

MF- Je mettrais parmi les premiers un artiste que je n’ai jamais exposé : Arroyo. À l’époque il m’ a été impossible d’exposer Arroyo, car il était à la Galerie du Fleuve, avenue de l’Opéra. Je mets aussi Télémaque dans les premiers. Il y a d’autres artistes qui les valent bien sûr. Mais en tout cas, je mets ces deux artistes parmi les plus importants. Mais ça, c’est un choix personnel. Cependant, je vais vous raconter une anecdote. Je déjeunais un jour avec le critique Otto Hahn, et on s’est posé cette question. Alors nous avons joué aux petits papiers : chacun a inscrit en secret un nom sur un morceau de papier. Et les deux morceaux de papier était inscrit le même nom : Télémaque…

TL- Avez-vous présenté Arroyo dans votre galerie ?

MF- Hélas non, je n’ai pas pu exposer Arroyo. Erro, non plus, d’ailleurs. C’était impossible, car il peignait sur de trop grands formats pour la taille de la galerie. Je lui ai acheté des tableaux avec Tronche, dont je vous parlais tout à l’heure, et je lui ai proposé de faire une exposition en 1967. Je me suis rendu avec tronche chez Erro. Notre idée était de lui acheter une dizaine de toiles, cinq chacun, et de les exposer dans ma galerie. Mais Erro a refusé. La galerie était vraiment trop petite à son goût, impossible de trouver le recul nécessaire pour regarder les œuvres.
LT- En dehors de la Figuration Narrative, avez-vous exposé d’autres écoles ou d’autres mouvements ?

MF- J’ai toujours continué avec la Figuration Narrative. Mais je vendais très peu de toiles. J’en vendais une par ci, une autre par là. J’allais demander une ou deux œuvres à Erro, mais rien de plus. Pour financer les expositions, j’étais obligé de faire du courtage. C’est le courtage qui m’a permis de continuer. J’ai eu entre les mains une demi-douzaine de toiles de Francis Bacon. Le démarrage de Bacon a été rapide. J’ai vendu des Bacon en vitesse simplement pour payer le photographe, l’imprimeur, le critique d’art qui rédigeait la préface des catalogues d’exposition de la Nouvelle Figuration. J’ai eu aussi beaucoup de Dubuffet, j’ai dû en avoir une cinquantaine, au début des années 1960. J’ai eu des Jorn, en 1958. J’ai eu aussi des Fontana. Je vendais des Fontana, et hop, je me disais je vais pouvoir faire une exposition sur Rancillac, et on verra bien. Puisque c’était notre " vice ", la Nouvelle Figuration ! Un vice, ça se paie !
LT- Avez-vous gardé au moins une toile de Fontana ?

MF - Non ! Je n’ai plus rien de Fontana ! J’ai eu aussi Manzoni. J’ai fait la première exposition de Manzoni à Paris en 1969.

LT- Manzoni ?

MF- À cette époque, c’était à Paris un parfait inconnu, il n’avait jamais exposé. Et, surprise, on a tout vendu. C’était une bouffée d’oxygène.

LT- Pour vous, Manzoni est-il un bon artiste ?

MF- C’est un très bon artiste, extrêmement intéressant. Maintenant, ça vaut très cher.

TL- Pourquoi ne l’avez-vous pas suivi davantage ?

MF- Le problème est qu’il y a des faux sur le marché. J’ai exposé Manzoni sur les conseils de Otto Hahn. Il m’a enjoint de me dépêcher, sinon d’autres galeries allaient présenter à leur tour Manzoni. L’exposition a très bien marché. Les prix étaient faibles, bien sûr. Le marchand italien avec qui j’ai monté l’exposition n’a pas voulu continuer avec Manzoni. À cause des faux. Ensuite, c’est Madame Sonnabend qui a pris le relai. Elle a fait un catalogue très beau, qui aujourd’hui est une référence. Moi, je dois avouer aussi ne pas avoir eu à l’époque les moyens de faire un catalogue.

LT- Comment expliquez vous que vous vendiez à Paris si bien des Manzoni, des Fontana, alors que la peinture figurative française était, semble-t-il, boudée par le public et les collectionneurs ?

MF - Comment j’explique ce phénomène ? Là, vous me posez une colle ! … On peut dire que Manzoni est mort très jeune. Il y avait très peu d’œuvres au départ. Alors qu’au contraire, les œuvres de la Figuration Narrative sont très abondantes. Faites encore aujourd’hui le tour des galeries de Paris, je ne citerai pas de noms. Si vous voulez des œuvres de dix artistes différents de la Nouvelle Figuration, vous les aurez. Rien à voir avec la politique américaine, dont le principe est d’organiser la rareté. À l’époque, si vous vouliez un Jasper Johns chez Castelli, on vous sortait un tableau, mais pas deux. Il fallait montrer " patte blanche ". Aujourd’hui, Jasper Johns est l’artiste le plus cher du monde. On disait d’ailleurs que Jasper Johns, vrai ou faux , ne peignait pas plus d’un tableau par an.
Et puis surtout, nous avions une assise financière insuffisante. Nous aurions dû faire de beaux catalogues, avec des reproductions en couleur. Mais, nous n’avions pas les moyens. On verra, se disait-on, le prochain Fontana qu’on vendra, ou le prochain Dubuffet, et on tâchera de financer une exposition. On a fait des expositions de Nouveaux réalistes. Et Restany nous disait que nous n’avions pas assez de capitaux face aux grandes galeries parisiennes. C’était décourageant, mais en fait, il avait raison.
Il y avait un autre phénomène aussi : les Français n’achetaient pas de peinture contemporaine. Je ne vous donnerai qu’un simple exemple. J’avais entendu dire à l’époque, c’était en 1965, on était en pleine crise, qu’un pays achetait pas mal de tableaux, c’était la Suède. J’ai fait des photos en couleur pour un Suédois, qui était venu acheter un petit Bacon à la galerie, qui aujourd’hui fait la fierté du Musée de Göteborg : " L’homme à l’oreille coupée ". Je vais le voir à Göteborg, muni de mes photos, un froid noir, c’était une véritable expédition, comme si j’étais allé voir les eskimos. Je lui montre un cliché de Voss, il trouve la pièce intéressante et il m’achète la toile. Je lui montre un Télémaque, il trouve encore la pièce intéressante et me l’achète : pour moi la Suède était un pays de cocagne par rapport à Paris où il ne se passait plus rien. Au bout d’un moment, il me propose d’organiser une exposition de l’École de Paris, lors d’une " semaine française " à Göteborg, avec des couturiers et des parfums français. Il me demande de lui trouver une demi-douzaine de noms d’artistes de l’ École de Paris dont on pourrait exposer les toiles. Il me montre un hall énorme à remplir d’œuvres. Je lui dis oui. (Rire) Je cite alors les noms de Télémaque, Klasen, Rancillac…etc. Un boulot monstre donc, à l’époque la douane était tatillonne. Les Suédois paient le transport et l’assurance, moyennant dix pour cent de commission. On a tout vendu. Tout ! À des petits prix certes, ce n’était pas la fortune, mais on a tout vendu !
Enfin, ajoutons que les autorités françaises n’ont jamais vraiment défendu la Nouvelle Figuration. Il y a une grande responsabilité des musées. Il y a un esprit muséal en France qui se porte en faveur des artistes conceptuels et minimalistes, qui sont beaucoup plus " in " que les artistes de la Nouvelle Figuration. Pas plus tard que l’année dernière, il y a eu, par exemple, l’exposition au Musée Pompidou, où la Nouvelle Figuration a été exposée. Mais comment ? Au lieu de consacrer une salle à la Figuration Narrative, les œuvres ont été dispersées de salle en salle. Le choix des tableaux était bon. Le Monory était une très bonne pièce. Le Télémaque aussi était une bonne toile. Il y avait d’autres tableaux qui en revanche étaient très faibles. On a l’impression que les organisateurs se sont un peu moqués de la Nouvelle Figuration. Ils ont choisi des œuvres sans conviction. On ne sent pas un discernement enthousiaste. Les tableaux de la Figuration Narrative semblaient avoir été tolérés au dernier moment, comme des cousins de province qu’on n’ose pas éconduire. Il reste de tout ça que nous avons accompli un travail de pionnier. Il nous reste la gloire de l’avoir fait.

TL- Fromanger, vous ne l’avez toujours pas évoqué ? Appréciez-vous Fromanger ?

MF- (Hésitation) Moins. Moins. Techniquement disons… Non, s’il-vous-plait, ne me poussez pas à des critiques, je n’aime pas ça. Si je n’en parle pas, c’est parce que…Reprenons.

LT- Pourquoi les Nouveaux Réalistes ont-ils obtenu, eux, une cote assez rapidement ?

MF- Certains sont allés s’installer en Amérique. Les plus malins ! La veuve Klein, Christo et aussi Arman… César, lui, est resté plus européen.

LT - Pour vous c’est " la veuve de Klein " qui a fait la cote élevée de Klein à New York en vente publique ?

MF- Oui. Madame Rotrau Klein-Mocquet. Elle s’est remariée. Elle vit là-bas, aux Etats-Unis.

LT- Pourquoi les Américains n’achètent-ils plus l’art français à votre avis ?

MF- Prenez le cas de Jean-Pierre Raynaud. Que j’ai exposé. C’est un garçon intelligent et entreprenant. Il est allé à New York. Cela n’a pas marché. Il a été rejeté. Je ne sais pour quelle raison. Mystère. Alors que les Italiens sont très bien implantés en Amérique, Chia, Clemente, les Allemands également, des artistes comme Kiefer par exemple. Le photographe Andreas Gursky, dont on parle tant, aussi est Allemand. Parmi les Français, Boltansky est un des rares à avoir une cote en Amérique.

TL- Est-ce dire que le destin de la Figuration Narrative est définitivement scellé ?

MF-- Je pense que sa fortune critique ne fait que commencer. Il y a certes encore des collectionneurs français encore très intéressés d’acheter le dernier " Minimal " chez Yvon Lambert. Mais je pense aussi qu’il y a un public de collectionneurs qui achètent, pas très cher, mais de plus en plus à la Figuration Narrative. Il y a un public pour Klasen, et pour Erro. Ne parlons pas de Télémaque, car il y a très peu de Télémaque. Il y a une dichotomie entre l’intérêt de l’intelligentsia pour la Figuration Narrative et celui de la France profonde. Actuellement c’est encore plus net. Je suis allé à la vente de Maître Poulain, Porte Maillot, où il y avait des toiles de la Nouvelle Figuration, et cette vente s’est très bien passée. La salle était pleine. Il y a un vrai public pour la Figuration Narrative, mais on ne l’encourage pas.

TL- Il y a bien eu l’exposition Erro au Jeu de Paume ?

MF- Faire une exposition individuelle sur Erro, comme ça a été le cas au Jeu de paume ne sert à rien. Organiser une exposition Adami, comme il y en a eu une au Musée Pompidou, est sans lendemain. Il est en revanche indispensable d’exposer tous ensemble les artistes de la Nouvelle Figuration. Il y a de quoi faire une exposition très intéressante.

TL- Il faudrait donc une grande rétrospective concernant la Nouvelle Figuration. Du côté des musées français, pas d’espoir selon vous ?

MF- Peu d’espoir. Quand je rencontre madame Suzanne Pagé, elle m’embrasse. Je l’ai connu, il y a trente ans. Elle était d’ailleurs ravissante à cette époque-là. Mais de là à organiser une exposition sur la Figuration Narrative, il y a un pas qu’elle ne franchit pas.

TL- Et du côté des autres galeries ?

MF- En 1970, j’ai demandé à Bongers de la galerie Carré d’exposer des artistes plus jeunes que ceux qu’il exposait d’habitude. Il ne l’a pas fait tout de suite. Dans un premier temps, c’est le fils Maeght qui a exposé dans sa galerie de la rue du Bac des artistes de la Figuration Narrative. Il a exposé Klasen et d’autres. La galerie Carré s’occupe maintenant d’Arroyo, de Télémaque, elle a organisé des expositions Klasen. Monory est toujours chez Lelong, Erro était ches Madame de Montenay qui est décédée. Adami est aussi chez Lelong. On a fait un travail de pionnier. Il nous reste la gloire de l’avoir fait.

TL- Considérez-vous finalement que la vente Poulain est un événement en matière de prix pour la Figuration Narrative ?

MF - Bien sûr. Elle a été amenée par un groupe de courtiers qui depuis des années collectionnent et organisent des expositions de Figuration Narrative en Asie. Ils ont vendu une partie de leur collection. Certaines œuvres venaient de chez moi. Leur idée est d’ouvrir une galerie en Asie pour vendre des œuvres d’artistes chinois. Un petit Klasen à 110 000 F, de petite taille, cela ne s’était jamais produit, c’est assez soufflant. Un Monory à 350 000 F ! Il y a eu un Erro vendu 250 000F, mais ça ce n’est pas soufflant.

TL- Si la vente de Maître Poulain marque un nouveau départ, force est de constater que la cote des artistes de la Nouvelle Figuration n’a pas retrouvé les sommets connus pendant les années 1980.

MF- Le climat de la fin des années 1980 a été très favorable à la Nouvelle Figuration. Je me souviens avoir vendu un grand Erro, 350 000 F. L’ensemble des prix de la Figuration Narrative n’a cependant pas encore rattrapé certains prix de 1989. Je me souviens avoir vu dans une vente un Adami à cette époque " La truite de Schubert " obtenir un million de francs. Je n’avais pas le temps d’encadrer un Télémaque qu’il était déjà vendu. Certaines personnes venaient me supplier pour que je leur vende un Erro ou un Klasen. Certains collectionneurs hésitaient, mais lorsqu’ils revenaient à la galerie, le tableau qu’ils avaient choisi était déjà vendu. Je devais essuyer leurs récriminations et leur colère. Il faudrait que de telles circonstances se reproduisent et qu’une grande exposition soit organisée en France.

TL- Vous voulez dire que le destin de la Figuration Narrative est lié à l’argent facile, au marché en somme ?

FM- Oui. C’est vrai.

TL- Vous avez eu parfois quelques moments difficiles, mais aussi des grandes joies sans doute ?

MF- J’ai eu un grand moment de bonheur quand j’ai exposé Jean Pierre Raynaud. Poussé d’ailleurs par Pierre Restany, qui le rangeait dans la suite des Nouveaux Réalistes. Les pots de fleurs, les sens uniques…etc, vous connaissez ! Un confrère, je ne sais plus lequel, passe à la galerie : " Mon dieu, tous ces tas de ferrailles, mais vous n’allez rien vendre ! Nous avons tout vendu ! Mais ce n’était pas tout. Michel Ragon vient nous voir et nous annonce qu’il est commissaire à la Biennale de Sao Paulo et qu’il veut présenter Raynaud pour la Biennale. Raynaud n’avait même pas trente ans, nous étions avant 1970. Visite ensuite de Monsieur de Wilde, directeur du Staedlich Muséum d’Amsterdam qui veut faire une rétrospective de Jean -Pierre Raynaud. Nous n’étions pas au bout de nos surprises. Visite de Pontus Hulten, qui n’était pas encore au Centre Pompidou mais à Stockholm, qui lui aussi veut faire une rétrospective. Lorsque je raconte cela à Raynaud, il s’effondre d’émotion dans un fauteuil. On était sur un petit nuage. Un des collectionneurs de la galerie était monsieur de Montaigu. Il négociait âprement. Il voulait même que je lui donne à bas prix une pièce de Raynaud, considérant que le prestige de sa collection bénéficierait à Raynaud.

TL- Une autre grande joie encore dans votre vie de galeriste ?

MF- Il y a eu le jour où Pompidou, mon ancien professeur du lycée Henri IV devenu Premier Ministre, m’a acheté en personne une aquarelle, lors de l’exposition Fontana. Pompidou était un homme très enthousiaste, il respirait la joie de vivre. Il n’avait pas beaucoup d’argent, mais était passionné d’art. Il n’a pas pu acheter une peinture de Fontana, mais une simple aquarelle. D’ailleurs Pompidou, ça se voyait, n’était pas un homme d’argent. L’exposition Fontana a été d’ailleurs une réussite. Un collectionneur italien est passé à la galerie et m’a acheté d’un coup une dizaine de pièces de Fontana. Ce n’était pas une somme considérable en soi, nous étions en 1969, mais pour moi, c’était magnifique de vendre autant de d’œuvres en une seule fois.

TL- Parlez-moi des goûts du Président Pompidou. Vous a-t-il acheté d’autres pièces ?

MF- Il a voulu acheter une œuvre de Martial Raysse. C’était un portrait de Marilyn. Puis, il s’est ravisé. " Raysse est en train de travailler pour moi " m’a-t-il dit. Il s’agit d’une toile qui appartient maintenant à la collection de Madame Pompidou et qui a fait l’affiche de l’exposition " Les années Pop ". Pompidou avait un goût très affûté. Une fois il remarque une " accumulation " d’Arman en forme de stèle dans la cour de la galerie. Pompidou ne connaissait pas Arman. Mais il se précipite sur la stèle et me pose de tas de question sur l’artiste. Arman était alors très peu connu. Pompidou m’a acheté un projet d’emballage du Musée de Berne par Christo. Je lui ai vendu aussi un Télémaque. C’était juste après mai 1968. Les jeunes artistes du moment étaient franchement hostiles au pouvoir en place. " Comment ! Tu as vendu un de mes tableaux à cette espèce de salaud, je ne te félicite pas ", telle fut la réaction de Télémaque ! Lorsque Pompidou a été élu Président, il n’est revenu qu’une fois à la galerie, en compagnie de son épouse. Il a continué à m’acheter des toiles. Mais ça se passait différemment. Il m’envoyait une camionnette de l’Élysée et je la remplissais de tableaux. La camionnette se rendait à l’Élysée et le Président faisait son choix. Je lui vendais toujours quatre ou cinq œuvres. Il m’a acheté un Arroyo, une grande sérigraphie d’Alain Jacquet. La dernière fois que j’ai vu Pompidou, c’était lors d’un entretien à l’Elysée où il m’avait fait venir. C’était en 1972. Nous avons discuté une heure ensemble. Il m’a demandé de lui commenter l’exposition " Lumière 72 ", où figuraient 72 artistes pour l’année 1972. Je lui ai fait part de mes choix. Aujourd’hui, quand j’y repense, je regrette de pas avoir été assez sélectif. Il m’a fait part de ses soucis quant à son projet de construction du futur Centre Pompidou. Le projet était critiqué. Pompidou en était très contrarié. On lui reprochait d’avoir choisi des architectes étrangers. " Il faut ouvrir une fenêtre sur l’extérieur " lui ai-je répondu. Sur ces mots, son conseiller Focart est arrivé, et j’ai dû m’éclipser.
Aujourd’hui, ma plus grande joie, c’est de voir des artistes que j’ai exposés sans succès et qui aujourd’hui ressortent.

LT- Les artistes de la Nouvelle Figuration par exemple ?

MF- Mais d’autres aussi. Comme Silberman, dans la mouvance surréaliste, et qui va avoir une exposition.

TL- Avant de clore cet entretien, quel conseil donneriez-vous à un jeune galeriste ?

MF- Vu les masses de capitaux qui s’investissent dans l’art, je lui recommande d’être riche, très riche.

TL- L’art ne serait qu’une question d’argent ?

MF- Oui. Et cela me fait penser à un tableau de Ben. Il est écrit que pour être collectionneur, il faut beaucoup d’argent.

TL- Mais vous, vous n’étiez pas très riche. Cela ne vous a pas empêché d’exercer avec succès votre métier ?

MF- J’étais sur le fil, j’ai réussi à équilibrer pendant une cinquantaine d’année, c’est déjà miraculeux.

TL- Au fond, le vrai problème de l’art français est le manque de capitaux des collectionneurs et des galeristes français.

MF- Le problème est là !
Je suis allé voir l’exposition de Barcelone au Petit Palais. Il y avait, Picasso, Miro, Picabia. Très bonne exposition. Avant 1914, le monde entier venait se faire oindre à Paris. Nous avons vécu sur l’idée que Paris ne serait jamais détrôné. Après la guerre, il y eu une période d’euphorie sur l’école de Paris, c’est -à-dire la peinture abstraite. On s’est dit : " ça va continuer, on a les meilleurs artistes et le monde entier va continuer de venir nous les acheter ". On ne s’est pas rendu compte qu’avec la puissance économique américaine, qui est écrasante par rapport à la nôtre, petit à petit, tout cela allait disparaître.

TL- Est-ce que vous regrettez quelque chose dans votre vie ?

MF- Je ne suis pas milliardaire. Je ne me plains pas. Je mange à ma faim, je mange même un peu trop d’ailleurs, mais j’ai eu une vie merveilleuse. Je pense qu’avec les qualités que je me reconnais j’ai eu une vie plus belle que ce que je méritais. J’ai eu la chance aussi d’avoir l’appui de Madame Faure. Mais quelle vie merveilleuse j’ai eue !
Thierry Laurent
mis en ligne le 16/10/2002
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © visuelimage.com - bee.come créations