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Portraits et fantômes
Sandrine Hattata : Portraits et fantômes par Gérard-Georges Lemaire
" Que possédait-il en fin de compte (Reynolds) ? Il possédait le regard fuyant de Lady Spencer, les éclairs sur le front de sir John Sloane, l'ombre sur le visage de Mr Woodward, le ruissellement de dentelles sur le bras de Kitty Fischer et le tremblement des doigts sur la bosselure argentée de la tabatière de Lord Sackville. Il possédait les yeux, les cheveux, les mains, les satins, les velours, les argents et les ors, les bijoux et les rubans, des dentelles et des plumes. Il possédait des regards, des sourires, des craintes et des pleurs, il possédait les hochements de tête, les frémissements des lèvres, les battements de cils, il possédait l'imparfaite substance humaine dans tous ses aspects pathétiques et, tout cela, il le possédait renfermé dans les coffrets de la beauté et de la grâce qu'il avait créées. "
" On meurt même en Arcadie ",
in leçons de ténèbres, Patrizia Runfola, Éditions de la Différence.
I
Dossier Sandrine Hattata : Portraits et fantomes par Gerard-Georges LemaireImagimez-vous, lui dis-je après une longue pause, ou, imaginez-vous un monde futur où la peinture serait bannie et même— pourquoi pas?—frappée d'interdiction. Les peintres qui persisteraient dans leur indigne activité en dépit des lois très strictes à leur encontre seraient traduits devant des tribunaux et condamnés à des peines allant des travaux d'intérêt général (dans le meilleur des cas) au bannissement pour une période plus ou moins longue pour des récidivistes invétérés. Leurs œuvres seraient brûlées dans des incinérateurs à ordures devant une délégation d'étudiants des Beaux-Arts, des directeurs de musées et des représentants du ministère, Et croyez-moi, il n'y aurait pas grand monde pour s'insurger avec force contre ces mesures discriminatoires puisque les moyens de reproduire la réalité se seraient perfectionnés et multipliés à l'infini. D'autres moyens, encore plus sophistiqués, allaient faire l'apparition dans un délai très bref La technologie la plus poussée ferait alors des progrès incessants et rapides, au point d'en avoir le vertige, apportant toujours de nouvelles possibilités de s'emparer des apparences et de les enregistrer. Les artistes retrouveraient enfin un rôle fondamental dans la société: ils seraient en effet chargés d'expérimenter ces instruments permettant de sonder non seulement les apparences, mais aussi ce que l'œil peut saisir: la dimension microscopique et la dimension macroscopique. Eh bien, ce monde n'est pas le Farenheit 451 de 1'art, c'est-à-dire un pur univers de science fiction décrivant une société totalitaire aussi absurde que bizarre et violente. C'est celui où nous vivons aujourd'hui exception faite que ces malheureux créateurs ne sont pas embastillés et que leurs œuvres ne sont pas brûlées comme les livres de Giordano Bruno et de Rushdie. Il n'en est pas moins vrai qu'ils font l'objet d'un ostracisme virulent en dehors de quelques privilégiés, qui ont bâti leur réputation et leur fortune sur un genre de peinture acceptable aux yeux des théoriciens qui en nient jusqu à la possibilité. L'État veut encore et toujours tout gouverner en cette matière (et il en est ainsi depuis la IIIeme République). Il exerce une certaine coercition sournoise, mais efficace. Mais, en dépit de tout, la peinture, qu'on déclare morte et enterrée, ou, avec plus de condescendance et de pitié, obsolète, absurde survivance d'un art qui n'a plus d'existence que dans les salles des musées, n'en continue pas moins à attirer des jeunes gens qui n'ont pas peur d'affronter les foudres de la critique, la morgue des responsables des institutions culturelles et, pire encore, le silence, la solitude et un mépris presque général. Sandrine Hattata appartient à cette nouvelle génération, qui n'a pas hésité un instant à foncer tête en avant, à batailler à contre courant. Et elle le fait avec beaucoup de courage, mais aussi avec une grande insolence.
II
La dernière exposition personnelle de Sandrine Hattata dans la galerie du Carré Saint-Vincent à Orléans le prouve avec éclat. Son idée était de constituer une galerie de portraits qui ne seraient pas imaginaires, mais inspirées par les héros de la mythologie de l'art moderne. Elle choisit donc des créateurs illustres comme Marcel Duchamp, Frida Kalho, Max Ernst Pablo Picasso, Francis Bacon, Jean-Michel Basquiat. De tous ses contemporains, elle n'a retenu alors qu'un seul visage, celui de Catherine Lopes Curval, dont la beauté un peu mélancolique est rendue mille fois mieux que ne le ferait une photographie. Car il ne s'agit pas d'un simple portrait mais d'une extrapolation qui cherche dans le moindre détail de la physionomie les secrets de l'âme et du cœur. Et un seul écrivain (pour l’heure) a pris place dans son panthéon personnel: Patrizia Runfola, I'auteur de Leçons de ténèbres, du Palais de la mélancolie et de Prague au temps de Kafka. D'autres femmes et hommes de lettres devraient dans un proche avenir compléter cette collection.

Quoi qu'il en soit si la technique ne varie guère, les portraits d'artistes illustres n'ont pas la même signification que ceux de personnes qui font partie de l'entourage immédiat de Sandrine Hattata. Car leurs visages sont aussi connus que leurs œuvres ou leurs vies. ils appartiennent à leur légende et anticipent à la représentation plus ou moins fantasmée qu'on se fait d'eux rétrospectivement, un peu comme on le ferait pour les saints de l'Église. C'est de cette légende dont elle s'empare avec délectation. Elle ne la nie ni ne la place dans une perspective critique ou ironique. Au contraire, elle l’exaspère. Mais, parallèlement, elle utilise leurs traits pour les changer en un champ ambigu d'expérience plastique. Selon le personnage envisagé, elle met l'accent sur un détail ou un autre. Par exemple, les yeux de Francis Bacon semblent crevés, ceux de la compagne de Diego Rivera, donnent l'impression d'être devenus aussi noirs que le charbon (un noir qui contraste avec tout le rouge de ses joues, de son front de ses oreilles, en partie de sa chevelure et bien sûr, de ses lèvres, encore plus rouges). Le front plissé de Basquiat et son nez épaté, son expression désolée lui donnent l'expression d'un pugiliste vaincu. Marcel Duchamp, quant à lui, présente une singularité vraiment étrange: il n'a pas de regard et sa joue parait avoir été traversée par une balle qui aurait laissé une cicatrice profonde. A l'inverse, I'auteur de la Femme cent têtes fixe le spectateur droit dans les yeux. Mais les harmonies tristes de blancs impurs, de gris et de noirs retirent à son expression cette bonté candide et souriante qui le caractérisait.

Lorsqu'elle finit par faire son autoportrait exercice suprême, exercice dangereux également Sandrine Hattata se décrit sous une apparence pleine de nostalgie, vaguement triste et rêveuse, qui la fait ressembler, de loin, mais avec insistance à Virginia Woolf ou à sa soeur, elle-même peintre de talent Vanessa Bell.


Il ne peut y avoir de conclusion: Sandrine Hattata commence à peine sa carrière. Elle la fait commencer avec détermination et avec rage, ne cessant de s'interroger sur les frontières à franchir et aux tabous à briser pour poursuivre ce cheminement difficile et audacieux.
Gérard-Georges Lemaire
mis en ligne le 18/01/2003
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