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Dossier Ivan Messac
Entretien avec Ivan Messac (suite)
Dossier Ivan Messac : Entretien avec Ivan Messac par Franck Mallet

Le Futurisme a-t-il été une clé pour saisir le mouvement ?

En me frottant à ces idées, j’ai pris conscience de ses valeurs esthétiques. Au-delà des théories de Boccioni, j’ai réalisé qu’un poids pouvait agir sur un levier (5). J’ai surtout imaginé que les éléments que j’assemblais exerçaient des forces les uns sur les autres, que la force de l’un infléchissait la forme de l’autre, que la sculpture était la forme résultante des résistances et des quantités de matières en présence. Mais pour les Futuristes, le monde n’est pas qu’une machinerie, l’homme y agit ne serait-ce qu’en s’y déplaçant plus ou moins vite. Et son action en modifie la perception. De le voir différemment, le monde en est-il changé ? Néanmoins, le Futurisme appelle l’homme à se mouvoir, à renoncer à la position ethno-statique de la perspective. C’est ce que j’ai tenté à ma manière avec les roues de loteries, puis le passage à la troisième dimension.

Ivan Messac, Dialogue d’Archimède, 1998. Marbre et iroko, site Cap Ampère EDF, Saint Denis.
On trouve une mécanique du mouvement…

Oui, dans la mesure ou les mouvements s’articulent les uns aux autres. La sculpture est cet état d’équilibre dans lequel on surprend les formes. Il n’y a pas de rupture, il y a eu probablement un mouvement, avant… Mais nous n’en savons rien. Tout va bien. Chaque élément a laissé une place à l’autre. Il me semble que les dessins témoignent assez bien de cet état précaire, d’un devenir possible de la forme.


Mais ça ne se passe pas si bien : une tension apparaît?

Bien sûr, j’y perçois une résistance. On trouve des éléments entravés par d’autres. Du coup, ça pousse d’un côté et de l’autre, la forme s’adapte – mais avec élégance. Dans la vie non plus, rien ne se passe sans tension.



On touche ici l’un des paradoxes de cette sculpture, rigoureuse sur un plan conceptuel, mais expressive dans son mouvement. Elle nous renvoie ainsi à l’architecture…

Il est curieux de constater que ce n’est que quelques années après avoir commencé ces sculptures que je suis devenu enseignant dans une école d’architecture. Il est certain que le vocabulaire de la forme dans l’architecture m’a influencé : chapiteaux, colonnes, arches, voûtes… Mais aussi le corps par l’échelle qu’il impose aux éléments de l’espace autant que par les formes que produisent les positions qu’il adopte. Mes sources formelles sont aussi du côté de la géométrie (cube, sphère et leurs dérivés) et de celui de la forme abstraite et molle de type « arpien», tel l’os usé et arrondi par l’érosion. Ce qui fait la rigueur de ces oeuvres n’est autre que leur mode de construction qui se rapproche de celui des navires en bois. La sculpture est nervurée. Puis les nervures sont assemblées sur un arbre transversal, un tube de carton. Au final, rien ne sera plus visible de cette structure porteuse. Il faut être un peu ingénieur ou ingénieux pour réussir de telles opérations, mais j’avoue avoir toujours eu une passion pour la géométrie et ce que l’on appelait autrefois : les leçons de chose.


Vous évoquer la forme chez Jean Arp; le mouvement Dada serait-il présent dans votre sculpture ?

Dada est sans forme, on peut donc lui attribuer beaucoup de choses, on peut y ranger ce que l’on veut… De dadaïsme, je qualifierais peut-être le jeu d’apesanteur de mes sculptures… Le côté trompe-l’oeil. Trompe-l’oeil, trompe-l’esprit : c’est une formule qui revenait souvent à leur sujet… Moi-même, j’ai pris part à ce divertissement. La virtuosité de la tromperie stimule le spectateur, et le créateur. Et fort heureusement c’est le plus souvent sur un malentendu qu’on se comprend. Là où je ne suis pas dadaïste, c’est que je sépare l’art et la vie, même si ma vie… J’espère que vous êtes du champ pour champ d’accord avec moi!


Le groupe de trois Toutes leur vitesse à elles suggère un parti pris surréaliste…

C’est un titre trouvé par terre : voilà un clin d’oeil au Surréalisme. Mais le Surréalisme est partout, nous en sommes imprégnés. Je trouve un titre en posant une sculpture dans un pré, à côté de Nantes. C’était un bout de papier déchiré sur lequel étaient tracés des mots qui ne pouvaient se lire qu’à la verticale et cela donnait : Toutes leur vitesse à elles. Je l’ai interprété en imaginant que cela signifiait : elles ont toutes leur vitesse à elles, c’est-à-dire que chacune a son rythme à soi, mais que l’ensemble crée un tout qui avance en même temps… Je l’associais à l’image de trois femmes africaines qui, portant des objets sur leurs têtes, passent enturbannées dans leur boubou. Chacune, autonome, avec son déhanchement particulier et son rythme interne, mais, en même temps, toutes reliées – avec cette impression d’une colonne harmonieuse. À partir de cette idée, j’ai fait trois sculptures composées de trois éléments quasi identiques. Chacune est composée d’une colonne torse de section carrée, d’un récipient qui s’apparente à un vase ou à une amphore, et d’un élément plus souple reliant les deux autres sans qu’on puisse l’associer à l’idée d’un bras ou d’un quelconque élément anatomique. Aucune des colonnes n’a la même taille, aucun récipient n’est rigoureusement identique et le lien de chacune des trois est également différent. Donc, impossible de les intervertir ou de les confondre. En revanche, la couleur de chaque élément « tourne » dans les trois sculptures. Le bleu d’une première colonne est confronté au marron rouge de la seconde et au jaune de la troisième. Idem pour les couleurs des deux autres éléments : récipient et lien. J’aime l’idée de donner l’impression que ces éléments soient interchangeables, alors qu’il n’en est rien. Question d’identité !


L’imposant volume des sculptures ne donne jamais une sensation d’épaisseur et de poids…

En particulier pour la série dite du Géomètre amoureux. J’ai utilisé de la pâte à papier, du carton et du papier kraft. Aucun élément peint. Rien que du vrai carton ou du vrai papier…Mais les sculptures avaient l’air encore plus vrai que nature. Non pas de la nature du carton ou du papier, mais des éléments naturels de la sculpture : pierre et bois. Donc, échec ou réussite ? Moi, ça me plaisait bien, en tout cas… Vrais ou faux, les matériaux semblaient lourds pour les uns, frêles pour les autres, assemblés entre eux suivant un équilibre fragile. D’où le titre. Un géomètre, c’est précis, organisé. Il ne fait pas d’erreur. Malgré tout, il est amoureux et fait des choses plus fantaisistes : la pierre n’a plus son poids supposé et on se demande comment elle arrive à tenir… Ensuite, j’ai fait une série dont le titre était Miroir à deux faces, où intervient un grand panneau, comme s’il était en acier Cor Ten. J’étais donc revenu à l’idée d’un tableau, sans qu’on le sache ! Les sculptures avaient des allures d’immenses chevalets supportant des plaques métalliques: des surfaces sur lesquelles apparaissaient d’hypothétiques phénomènes de rouille – un retour à la peinture. Il est vrai que j’ai abordé la sculpture en passant par le chromatisme, y compris lorsque j’ai physiquement travaillé le marbre : par exemple dans le projet Aronta, destiné à Carrare (Italie), où un immense écran bleu entoure la sculpture (6). Il y a eu, après la sculpture en carton, la série des Ex-voto, en carton ciré, puis des sculptures en tissus de couleur, puis des assemblages de bois et marbre, de bronze et de papier… Entre temps, la couleur était déjà présente dans des sculptures en marbre rouge de Vérone. Si l’on considère que Rimbaud était resté poète à Aden, alors on peut effectivement se demander si je ne suis pas resté peintre à Carrare. Mais ce qui est sûr, c’est que j’en suis revenu sur mes deux jambes.

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(5) Peintre, sculpteur, Umberto Boccioni (1882-1916) a participé à plusieurs manifestes futuristes. En 1912, il signe le Manifeste technique de la sculpture futuriste, où il prône le déclin du marbre et du bronze, trop nobles, au profit de nouveaux matériaux: vitre, bois, fer, ciment, carton, tissu, cuir, miroir, lumière électrique. L’abandon de la représentation à l’antique vise à une reproduction abstraite du sujet à travers des plans en bois, des sphères en métal, des cercles, du fil de fer, des grilles. Il s’agit de sauvegarder les formes, non la valeur figurative du sujet.
(6) Aronta, projet. Cf. Sculpture pour Aronta, texte de Michel Enrici et photos d’André Morain. Musée de Sens, 1998.

Franck Mallet
mis en ligne le 01/03/2006
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