chroniques - art contemporain - photographie - photography

participez au Déb@t

Dossier Bernard Ollier
L’Ursprung
par Gérard-Georges Lemaire


Le gris est une couleur victime d’un nombre écrasant de préjugés. Pour d’aucuns, ce ne serait pas même une couleur. Sinon, le gris est en général associé à des pensées tristes de tristes circonstances. Pour les Hébreux, se couvrir de cendre servait à exprimer une grande douleur ou le deuil. Job, accablé par l’épreuve imposée par son Dieu, finit par trôner sur un tas de cendres. Au terme de la Grande Guerre, les épouses des soldats portés disparus portaient cette couleur et on les surnommait les «âmes grises ». Le gris n’a pas toujours connu un tel discrédit. Au Moyen Age, on le considérait comme le contraire du blanc. Le mariage du noir et du blanc était reconnu comme le fruit d’une hiérogamie, qui donnait naissance au gris moyen, valeur respectable du centre, c’est-à-dire de l’homme. Dans la symbolique chrétienne, le gris était associé à la Résurrection des morts.

C’est pourquoi on revêtait le corps du Christ d’un manteau gris quand il présidait au Jugement dernier. Le gris était si peu considéré comme une couleur douloureuse et sombre que Charles d’Orléans a composé un poème intitulé « Le Gris de l’espoir ». Même Goethe le considérait comme une couleur « moyenne », c’est-à-dire juste et équitable. Dans la peinture du XXe siècle, le gris a trouvé sa place et sa place non plus comme moyen technique pour résoudre les questions harmoniques et tonales. Comme toutes les autres couleurs ? Sans doute, mais avec plus de difficulté néanmoins. Quoi qu’il en soit, on peut remarquer un usage très particulier et pour le moins étonnant du gris dans une série de tableaux que Giacomo Balla a réalisés en 1915 dont l’un s’intitule Bandiere all’altare della Patria : plusieurs grandes plages grises de drapés flottants qui renferment un minuscule drapeau tricolore dans leurs replis. Avec Guernica, pour l’Exposition universelle de 1937, Pablo Picasso n’est sans doute pas le premier peintre à tirer avantage des harmonies et des contrastes du noir, du blanc et du gris, mais il est le premier à avoir conçu un ouvrage d’une telle dimension avec une intensité dramatique aussi forte à partir de l’effet produit par une page de journal.

En 1948, Giulio Turcato achève une composition intitulée Rivolta (Révolte) où des figures blanches d’hommes cernées de noir se découpent sur fond combinant différents gris. Dans une optique beaucoup plus moderne – je veux dire ici : plus expérimentale – Lucio Fontana a pensé l’un de ses Concetti spaziali, baptisé Con atto spaziale (1954), qui est un monochrome gris avec des incrustations de verre et d’infimes ponctuations de couleur rouge. Encore plus récemment Sol Lewitt a dessiné 1982 le Wall Drawing # 375, réalisé à la Galleria Nazionale d’Arte Moderna de Rome en 2006 qui comprend des formes géométriques (dont une pyramide) et un fond comptant plusieurs genres de gris. Enfin Daniel Buren a produit en 1969 un tableau avec ses célèbres bandes verticales en blanc et gris. Aurélie Nemours a fait élever soixante-douze colonnes de granit gris à Rennes. Le gris a toujours joué un rôle clef dans ses compositions abstraites entre le blanc et le noir, par exemple dans l’importante série de pastels qu’elle a exécutée entre 1950 et 1959. Gerhart Richter a présenté en 2002 au musée Guggenheim de Bilbao l’impressionnante exposition « Acht Grau » (Huit Gris) – verre gris émaillé et acier. Il prolonge un travail où il place des oeuvres abstraites grises au dos d’une vitre.

Une grande partie de l’oeuvre de Richter concerne la distance entre le réel et la fiction de la peinture en utilisant le gris à la place de toutes les couleurs imaginables dans la réalisation du tableau. En 1969, il avait déjà créé un blanc-gris Uran. Le gris est pour lui à la fois l’instrument de sa démarche et la couleur fétiche de ses travaux. En dehors de l’expérience de Richter, le gris n’appartient pas vraiment aux spéculations de la monochromie. Yves Klein a fait des monochromes noirs, verts, jaunes, bleus et même en or, mais pas un seul gris. En fait, seule Françoise Janicot a entrepris de mener une aventure plastique avec cette couleur au cours des années soixante. Une amie artiste m’a parlé d’un artiste – mais elle fut hélas incapable de se souvenir de son nom – qui avait exposé à la Biennale de Venise : il avait commencé à faire des oeuvres noires pendant ses jeunes années puis, parvenu à l’âge mûr, il s’est mis à créer des ouvrages gris. Cette démarche démontre que le gris n’a pas tout à fait perdu ses vieilles connotations. Envisager une oeuvre en gris à l’exclusion de toute autre couleur peut paraître une gageure et l’est véritablement.

C’est sans nul doute un défi au goût et aux conventions de notre temps. C’est ce qu’a désiré accomplir Bernard Ollier depuis de nombreuses années. Il a commencé par exécuter des nus de femmes en n’utilisant que la mine de plomb sur de grandes feuilles de papier. Les formes élaborées par la quasi-saturation de la surface par le crayonnage ne sont pas visibles à première vue : elles émergent peu à peu, au gré d’une pérégrination aléatoire de l’oeil, un périple lent et soutenu du regard, qui absorbe tout le gris, répandu avant de contempler un torse, des cuisses, mais pas de bras, les courbes pleines d’un corps féminin. Ce corps est pure sensualité et le gris est la couleur de cette volupté qui saisit l’esprit après avoir séduit les sens. Georges Seurat avait en son temps imaginé une série de dessins noirs où de minuscules ponctuations blanches formaient des contours et des silhouettes parfaitement identifiables. Dans le cas des compositions d’Ollier, seules les intensités du gris modulent ces corps et leur donne une consistance. Si Bernard Ollier a éprouvé le besoin de se saisir du nu pour faire naître une émotion à la fois plastique et érotique, il s’en est rapidement débarrassé pour tenter – ce qui n’est pas une mince affaire – d’obtenir les mêmes effets sans l’appui de la moindre figure.

Quand il évoque la notion d’Ursprung - le jaillissement créatif – Paul Klee fait état d’un point gris qui serait le point de départ de toute son expression graphique. Rien de tel chez Ollier : l’ursprung est d’abord un geste et un geste qui n’a de sens et de portée que dans la mesure où il est réitéré un nombre de fois incommensurable. C’est toujours le même trait et pourtant il n’est jamais identique. Cela dépend en premier lieu de la qualité du crayon qui peut être plus ou moins tendre ou dur. Cela dépend ensuite de l’intensité, de la tension, de la vigueur ou de la douceur du geste et de la pensée qui le sous-tend. Chaque trait véhicule la trace d’émotions, de sensations, d’idées qui passent et fuient aussitôt, de songes éphémères, de ces songes de plein jour (comme ceux de Franz Kafka) qui nous surprennent et nous impressionnent tant, de hantises profondément ancrées dans le cerveau, en somme d’une foule compacte de facteurs directement liés à l’acte créateur ou non. Le « tableau » qui résulte de cette gestuelle (on pourrait même parler de chorégraphie en chambre) qui engage l’artiste dans un long, un très long combat contre soi (il doit résister à des tentations et à des paresses, sans doute à quelques chants des sirènes) ne se résume ni à la somme physique de ces tracés, ni à la somme fantasmatique des affects et des mouvances mentales, même si elles font bel et bien partie de la règle du jeu constituant l’oeuvre. Ces enregistrements sismographiques sont aussi et surtout une vision intérieure du tableau qui se traduit par son expansion graphique.

La pensée plastique de Bernard Ollier est une pensée de plomb. Elle en a les qualités alchimiques mais aussi les vices et les profondes mélancolies. C’est une pensée grise. Il faudrait parler ici plutôt de « pensée avec le gris » pour éviter de provoquer des interprétations indues. Cette pensée est parfois si intense qu’elle se transforme en une pensée du noir. Chaque tableau contient un compendium de sa méditation. Toujours avec une grande concentration, intransigeante, extrême parfois, qui se traduit par une exaspération mentale le conduisant aux confins de ce que sa sensibilité et sa raison peuvent embrasser. L’exercice jouissif mais épuisant du dessin n’aboutit jamais à une représentation (celle d’un état psychologique ou moral par exemple), mais à une sublimation de ce qui est « figuré » au-delà du figurable, c’est-à-dire un dépassement de l’abstraction – aucun formalisme chez lui, ce n’est que trop évident -, mais aucune mise en scène des sentiments et des atermoiements de la « belle âme » de l’artiste par le biais des signes et des relations chromatiques. Ce qui est pour lui la couleur de la présence à soi et aux autres est une couleur qui se module diversement de création en création pour engendrer un rapport privilégié, unique, exacerbé avec le spectateur. Ce dernier, sans y être préparé, est amené à découvrir de manière brusque, au sein de cet enchevêtrement touffu de lignes, une nouvelle donne de l’expérience esthétique, qui excède les codes de la recherche du monochrome tel qu’elle a été vécue jusqu’alors (ce fut une des recherches les plus absolues de l’art du vingtième siècle). On serait poussé à croire qu’il a introduit dans ce champ théorique tout ce qui en avait été exclu – le clair-obscur, les dégradés de l’ombre, le sfumato, les contrastes, les harmonies les plus secrètes, les vibrations mentales, les plus subtiles machinations de la mine guidée par la main et qui grave le papier – somme toute, la manifestation la plus haute du dessin au-delà du dessin.

Gérard-Georges Lemaire
mis en ligne le 10/12/2008
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © visuelimage.com