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Le marché de l'art photographique peut-il être autre chose qu'un marché de collectionneurs ?
par Dominique Sagot-Duvauroux
Le marché de l'art photographique peut-il être autre chose qu'un marché de collectionneurs ? Répondre à cette question nécessite de mettre en perspective les relations qui existent entre le statut de l'image photographique et la nature de ses marchés. En particulier, il s'agit de montrer comment le marché des tirages photographiques s'est construit en s'appropriant le concept d'art et en l'associant à la notion de collection de sorte qu'une photographie reproductible ne puisse se voir reconnaître aisément le statut d'oeuvre d'art. Pourtant, entre la photographie purement informative et la photographie dite plasticienne, il existe un champ très large pour une photographie originale d'artistes, à la portée de toutes les bourses, disponibles sous forme de tirages, de livres, ou même directement dans les journaux. La promotion de tels originaux, loin de nuire au marché des tirages de collection, permettrait d'élargir le public de la photographie d'artistes et de faire de cet art, un art réellement démocratique.

1 Les deux modèles économiques :

Il y a deux moyens de vendre un bien. Le premier est de le produire en grande quantité pour amortir les coûts fixes de production et limiter le prix de vente. Les prix sont bas et la demande forte. Le second moyen consiste à limiter volontairement l'offre pour vendre le bien à un nombre limité de consommateurs attirés par la rareté. Le bien devient un objet de collection, les prix sont hauts et la demande faible.

Ces deux moyens illustrent en fait deux modèles économiques concurrents. Le modèle industriel définit une économie au sein de laquelle les coûts fixes de production sont couverts par la reproduction d'un prototype original. Cette économie valorise la productivité. L'essor des économies occidentales depuis deux siècles s'explique principalement par les importants gains de productivité réalisés par les entreprises dans la reproduction. L'INSEE a ainsi calculé que la productivité horaire a été multipliée par 25 depuis 1820 en France. On peut opposer à ce modèle industriel un modèle artistique fondé sur la valorisation de la rareté et de l'absence de productivité. Il correspond à la stratégie adoptée par une grande partie des activités artisanales lorsqu'elles ont été concurrencées par l'industrie. Le marché de la peinture depuis la fin du XIXème siècle représente une caricature de ce modèle.

Le modèle artistique tire son originalité de sa capacité à transformer une faiblesse (l'insuffisante productivité de la production) en une force (la non-reproductibilité ouvre le marché de la collection). Dans le secteur culturel, l'émergence d'un produit concurrent issu d'une technologie nouvelle (cinéma par rapport au théâtre, photographie par rapport à la peinture ou à l'estampe) s'est à chaque fois traduite par un repositionnement de l'activité concurrencée sur les caractéristiques qui lui appartiennent en propre, par un recentrage sur une clientèle plus aisée dont la demande est moins sensible aux prix et enfin par un refus de reconnaître des capacités artistiques au nouveau prodédé.

La survie d'un marché de la peinture à la suite de la découverte de la photographie suit cette logique.

La photographie, officiellement présentée en 1839, se pose d'emblée comme un concurrent économique de la peinture, dont l'essentiel du marché est alors la reproduction fidèle du réel, l'autre marché étant celui très étroit de l'art académique. Sur le marché de l'imitation du réel, la concurrence entre les peintres porte à l'époque sur deux critères, le prix et la ressemblance. Pour attirer la clientèle et réduire les coûts, les portraitistes multiplient les innovations susceptibles d'améliorer la conservation, de faciliter le travail et de réduire le temps d'exécution des oeuvres, de rendre les portraits de plus en plus ressemblants (1).

La photographie est sous cet angle une innovation majeure au sens économique du terme en ce qu'elle rend obsolète les techniques antérieures de reproduction. "Les cris de protestations qu'élevaient à l'époque de nombreux artistes contre les photographes avaient bien souvent, note G. FREUND (2), un motif tout à fait intéressé. La plaque, en un temps étonnamment court, avait conquis le domaine du portrait. Sa concurrence, imbattable par le miniaturiste et le graveur, devenait également dangereuse pour le peintre portraitiste".

Pour survivre, la peinture doit rechercher une nouvelle légitimité et de nouveaux marchés sur lesquels la photographie n'est pas compétitive. Deux "stratégies" de défense se dessinent : la mise en valeur de certaines caractéristiques de la peinture qui lui sont propres (unicité, liberté de création en matière de sujet, matière) et le refus d'accorder à la photographie le statut d'art.

Comme l'habileté du peintre à reproduire le réel ne constitue plus une qualité "solvable", c'est désormais sur la capacité créatrice de l'artiste que va se construire le marché. En perdant sa valeur d'usage, la peinture est contrainte de se spécialiser dans l'art. L'artisan peintre doit devenir artiste. Au début du dix-neuvième siècle, la peinture n'est certainement pas qu'un art (3). A la fin de ce siècle, elle ne peut plus être qu'un art. Le sujet perd de l'importance au profit de la composition, des formes et de la matière. L'objet prévaut sur ce qu'il représente. Et quand le tableau représente quelque chose, cette chose n'est plus montrée telle qu'elle est vue (c'est désormais le travail des photographes) mais davantage telle qu'elle est connue. A propos du cubisme, D.H. KAHNWEILER, qui fut le principal marchand de ce courant dit d'ailleurs : "ils (les peintres cubistes) ont tenté immédiatement de donner des objets une image plus détaillée, plus précise, plus vraie que ce qui peut se voir en un seul regard. Autrement dit, ils ont peint(...), tout du moins partiellement, ce que l'on sait de l'objet et non plus seulement ce que l'on voit"(4). En même temps, à la suite de CEZANNE, les cubistes ont subordonné la forme des objets à l'équilibre d'ensemble du tableau. KAHNWEILER cite à ce propos PICASSO : "Bien sûr, quand je veux faire une tasse, je vous montrerai qu'elle est ronde, mais il se peut que le rythme général du tableau, que la construction m'oblige à montrer ce rond comme un carré".

Cette mutation esthétique s'accompagne d'une mutation économique. Au début du dix-neuvième siècle, la valeur des tableaux dépend beaucoup des sujets représentés. Il s'agit d'un marché d'oeuvres sur lequel l'original et les copies n'ont pas un statut très différent. Dès la fin du XIXème siècle, sous l'impulsion de quelques marchands (DURAND-RUEL, VOLLARD, KAHNWEILER) précurseurs de ce qu'on appelle aujourd'hui les galeries de promotion, le marché de l'art s'organise autour du triangle d'or : Originalité, Authenticité, Unicité (5). Pour avoir de la valeur, l'oeuvre d'un artiste doit apporter une idée nouvelle (originalité), le tableau doit être de la main de l'artiste et avoir sa propre histoire (authenticité), il doit enfin être unique (ce qui est de fait une spécificité des peintures) ou produit en quantité très limité (d'où la numérotation des estampes) pour devenir un objet de spéculation. Michel MELOT analyse très finement la transformation du marché des estampes à la fin du XIXème siècle: "Ce fut d'abord vers 1850, la pratique de certains graveurs originaux de signer de façon autographe chacune des épreuves imprimées avec les plaques qu'ils avaient gravées. Puis, en 1869, Philippe BURTY imposa aux graveurs à qui il avait commandé des illustrations, de détruire la plaque pour limiter artificiellement le tirage. Enfin, après 1880, des artistes et des éditeurs de plus en plus nombreux prirent l'habitude de numéroter chaque épreuve. Ce processus de particularisation de chaque épreuve est parfaitement cohérent avec l'entrée de l'estampe dans le marché de l'art des objets uniques et parfaitement symétrique au développement des procédés de photogravure industrielle."(6)

En fin de compte, la photographie pousse la peinture à se différencier de telle sorte que ces deux techniques ne soient plus sur le même marché. Cette différenciation s'accompagne d'une grande campagne de discrédit envers la photographie, orchestrée par un certain nombre de personnalité de premier plan (INGRES, BAUDELAIRE, PUVIS de CHAVANNES entre autres), qui dénie tout intérêt artistique à la photographie. Nombreux sont ceux qui à l'époque souhaite que la photographie soit tout sauf un art. Au mieux peut-elle être un outil pour l'artiste. On insiste alors sur l'irréductible antagonisme entre art et industrie, entre art et reproduction. Cette campagne touche en fait une minorité de photographes de la période primitive. Très vite en effet, le succès commercial va être la principale affaire de la majorité d'entre eux.

Ces restructurations ne suppriment pas cependant le différentiel de coût entre l'activité nouvelle et l'activité traditionnelle. L'activité concurrencée est alors condamnée soit à se spécialiser sur une clientèle de luxe, pour laquelle la demande est peu sensible aux prix, voire croissante avec le prix (effet de distinction), soit à être subventionnée.

La photographie connaît des évolutions esthétiques comparables lorsqu'apparaît une innovation importante. Le pictorialisme, premier mouvement artistique de la photographie, naît ainsi au moment où l'avenir des studios est compromis par l'invention d'un appareil et d'une pellicule rendant la photo accessible à tous.

L'introduction de la photographie dans la sphère de production domestique des ménages provoque des réactions voisines de celles que la photographie suscita dans le domaine de la peinture. Si n'importe quel individu peut désormais, en faisant l'acquisition d'un appareil, réaliser ses propres portraits de famille ou ses propres photos de paysage, que reste-t-il au photographe professionnel de studio ?

Les photographes pictorialistes apportent une double réponse : Faire des photographies qui mettent en valeur les prouesses techniques du photographe et qui utilisent des procédés volontairement artisanaux; valoriser le regard du photographe sur la réalité en lui revendiquant le statut d'artiste à part entière et en le libérant des contraintes du marché. Le pictorialisme cherche à donner au marché de la photographie les mêmes assises que le marché de l'art, c'est à dire authenticité, originalité et unicité. Il mène de front une double différenciation, vis à vis des photographes amateurs auxquels il oppose sa technique, vis à vis des photographes de presse, de publicité, ou de studios auxquels il oppose sa liberté de création et sa subjectivité. Les critiques qui lui seront adressées souligneront l'antagonisme entre l'art et la visibilité des procédés techniques. L'art au vingtième siècle renie l'artisan. La "straight photography", mouvement artistique qui succède au pictorialisme ne retiendra que la deuxième réponse. Ce n'est que dans les années soixante que réapparaîtra une création photographique qui s'intéressera au tirage et que se mettra en place un marché des tirages photographiques.

2 La photographie entre ces deux modèles :

La photographie présente l'intérêt de se retrouver écarteler entre ces deux modèles. Un photographe peut vivre de ses droits dans la presse et l'édition. Il peut aussi vendre ses tirages en série limitée. L'histoire de la photographie montre que l'art photographique s'est également épanoui dans les deux modèles. Mais il existe une forte tendance aujourd'hui à ne reconnaître la photographie contemporaine comme artistique que lorsqu'elle s'échange selon le modèle artistique.

Les marchés de la photographie peuvent être classés en trois grandes catégories

- Le marché des images photographiques : images d'archives et images d'actualité. ce marché est aujourd'hui dominé pour la photo d'actualité par les agences télégraphiques et pour la photo d'archives par les agences électroniques (CORBIS et GETTY).

- Le marché des photographes-auteur. Ce n'est pas tant le sujet de la photographie qui compte que le regard du photographe sur ce sujet. Ces photographes développent une création autonome tout en répondant aux commandes des journaux, des entreprises ou des pouvoirs publics. Leur oeuvre prend la forme de tirages, bien sûr, mais aussi de livres ou de publications dans la presse. Les tirages ne constituent pas forcément la partie noble de leur travail.

- Le marché de la photographie-tableau, pour reprendre une expression employée en son temps par Jean-François Chevrier. L'aboutissement du travail du photographe prend ici la forme d'un tirage destiné à être exposé et dont la taille et la texture constituent des caractéristiques essentielles de l'oeuvre. Les reproductions dans la presse ou dans un livre n'ont ici que valeur d'information. Elles ne sont plus l'oeuvre

Le premier et le troisième marché ont connu des évolutions spectaculaires depuis quelques années :

La révolution numérique a, en quelques années, profondément transformé le marché de l'image photographique. Deux des trois plus grosses agences de photographies ont été rachetées (GAMMA par Hachette, et SYGMA par Corbis image). Et ce secteur a vu l'arrivée de deux nouveaux venus GETTY image, créé par le petit fils du magnat du pétrole J.Paul Getty, et Corbis image, créé par Bill Gates, le fondateur de microsoft. Ces deux sociétés, à coût de rachats de banque d'images, ont rapidement acquis une position dominante sur un marché très éclaté. Le coût d'entrée sur le marché de la numérisation (environ 50 F par tirage)(7) élimine en effet d'emblée les petites entreprises. Les économies d'échelle sont très fortes et les clients sont incités à s'adresser à des fournisseurs généralistes susceptibles de répondre à l'ensemble des besoins. Seules des agences très spécialisées peuvent éventuellement se maintenir. Ce mouvement de concentration ne fait sans doute que commencer.

Le marché du tirage photographique a connu lui aussi un développement spectaculaire depuis une dizaine d'années. La vente Jammes, réalisé par Sotheby's à Londres le 27 octobre 1999, ainsi que les prix records atteints pour des photographes contemporains lors de la vente de Christies le 16 novembre 1999 en témoignent. Ce développement est le résultat de plusieurs mouvements convergents en provenance du milieu photographique et du milieu des arts plastiques

Du côté de la photographie, plusieurs facteurs expliquent la maturité actuelle du marché des tirages. (8):

Les recherches des photographes au cours des années cinquante et soixante aboutissent à privilégier de plus en plus le style au sujet qui, soit devient accessoire, soit prétexte à une création plastique originale. L'affirmation de la subjectivité du photographe, en réaction à l'exposition "Family of Man", conduit à l'idée que, s'il y a vérité dans la photographie, ce n'est pas tant dans ce que le cliché représente que dans la sincérité de la démarche de son auteur. Le photographe-artiste côtoie voire remplace le photographe-reporter au fur et à mesure que la photographie perd sa fonctionnalité première, "témoigner du réel", sur laquelle plane un doute, au profit d'une finalité seconde purement artistique. De nouveau, la création photographique rencontre la création des peintres. Certains photographes, comme Duane MICHALS, s'affranchissent de la réalité pour composer des images de pure fiction. D'autres investissent le champ de recherche conceptuel. D'autres encore réfléchissent sur la matière photographique. Le tirage redevient au centre des préoccupations des artistes.

L'organisation d'un marché des tirages devient d'actualité. Comme les débouchés professionnels de la photographie se restreignent ou laissent moins de place (à quelques exceptions près) à la créativité des photographes, il devient nécessaire de redonner de la valeur au tirage qui exprime désormais l'aboutissement du travail. De produit de consommation intermédiaire, le tirage se transforme en produit de consommation finale, pouvant éventuellement mais pas nécessairement donner naissance à des droits dérivés dans l'édition.

Les règles de fonctionnement de ce marché sont celles qui avaient été mises à l'essai par les pictorialistes et qui prévalent sur le marché de la peinture. Il s'agit de concilier l'exigence d'authenticité, d'unicité ou de rareté et enfin d'originalité. L'exigence d'authenticité impose une valorisation de l'intervention directe du photographe sur le tirage. Elle remet en cause la division du travail entre tireur et photographe. Désormais, le photographe se doit de tirer lui-même ses clichés. Elle implique une préférence pour le tirage d'époque au détriment du tirage postérieur, moins authentique. La rareté naît directement de la valorisation de l'authenticité pour les tirages anciens. Le tirage d'époque n'est, par définition, pas reproductible. Il est donc rare et susceptible de susciter une demande de collectionneurs. Pour les tirages contemporains, la rareté est produite dès le départ, faute de pouvoir attendre que le temps joue son rôle. C'est ainsi que se généralise, dans les galeries, la pratique de la numérotation des tirages. Enfin, l'exigence d'originalité conduit à juger l'intérêt d'un photographe à ce que son oeuvre apporte de nouveau à l'histoire de l'art ou à l'histoire de la photographie. Une photographie n'a plus d'intérêt en tant que telle mais en tant qu'élément d'une oeuvre exprimant l'originalité de l'artiste. Le décollage du marché des tirages tient beaucoup au travail d'historiens et de théoriciens de quelques grands collectionneurs comme Helmut GERNSHEIM ou André JAMMES, qui enrichissent leurs collection en fonction d'une théorie historique..

Dès la fin des années soixante, les structures destinées à gérer ce marché des photographies se mettent en place. Parke BARNETT organise une vente de photographies dès 1967. Les premières galeries spécialisées sur la photographie s'ouvrent aux Etats-Unis, en particulier celles de Lee WITKIN à NEW-YORK et celle de Harry LUHN à WASHINGTON, dont tout le monde reconnaît l'importance dans l'élaboration des règles de fonctionnement du marché, notamment dans la valorisation des vintages. Les galeries de peintures les plus célèbres (CASTELLI, SONNABEND...) représentent des photographes dès le début des années soixante-dix. En Europe, Lanfranco COLOMBO ouvre sa galerie Il DIAFRAMMA à MILAN en 1967 tandis que la galerie DIE BRÜCKE à VIENNE voit le jour en 1970.

En France, il faut attendre les années soixante-dix pour voir naître les premiers intervenants. Jean DIEUZAIDE ouvre dès 1974 une galerie de photographie à Toulouse qui précède de peu l'inauguration de la galerie Agathe GAILLARD à PARIS. Ce n'est cependant que dans les années quatre-vingt que l'offre de photographies en galerie devient significative. La première vente aux enchères spécialisée sur la photographie semble être celle organisée par Maîtres LOUDMER et POULLAIN en 1977, la première vente cataloguée, celle réalisée par Maître Cornette de Saint-Cyr en 1982 avec l'appui de l'association pour la promotion de la photographie originale qui regroupe alors les galeries Agathe GAILLARD, DELPIRE, de FRANCE, OCTANT, La Remise du Parc, Studio 666, Viviane ESDERS, ZABRIESKIE, et Maître CORNETTE de SAINT-CYR.

Mais c'est du côté des arts plastiques que l'évolution est la plus rapide. Très peu de galeries d'art contemporain représentaient des photographes dans les années quatre-vingt. La photographie était quasiment absente des foires comme Bâle ou la FIAC. L'essoufflement de la créativité sur les supports traditionnels dans un marché qui valorise avant tout l'innovation a sans doute favorisé le développement d'une création qui innove en utilisant de nouveaux médiums (video, photographie), d'autant que les techniques numériques permettent toutes les fictions possibles et affranchissent les artistes de la contrainte du réel. Désormais l'artiste dispose d'une palette photographique comme le peintre dispose d'une palette de peintures. La photographie devient un outil à la disposition des artistes pour produire des oeuvres originales destinées à être accrochées au mur. Par un saisissant clin d'oeil de l'histoire, la photographie, qui avait provoqué la crise de la peinture au XIXeme siècle et qui s'était vue exclure du champ artistique par une grande partie du monde de l'art, est aujourd'hui appelée au secours d'une création plastique ayant épuisé les ressources de la convention artistique qu'elle avait élaborée pour s'affranchir de la concurrence de la photographie.

La reconnaissance artistique de la photographie par le milieu des arts plastiques est cependant très sélective. Il faut que la photographie contemporaine " achète " son statut d'oeuvre d'art en adoptant les conventions d'un médium par nature non reproductible. On numérote les tirages, on brûle les négatifs pour satisfaire cette demande de collection.

Dans cette évolution, les photographes-auteurs qui travaillent au sein de collectifs ou dans des agences peinent à tirer leur épingle du jeu. D'un côté, les commanditaires traditionnels, à quelques notables exceptions près, sont peu attirés par cette photographie que les lecteurs ne regardent pas. Et les contraintes juridiques croissantes sur le droit à l'image auxquelles doivent faire face ces photographes ne facilite pas les choses. De l'autre côté, leur mode de diffusion les exclut du marché de l'art contemporain assis sur une convention fondée sur l'unicité.

3 La nécessaire reconnaissance du travail d'artiste en dehors du marché des tirages.

Or ces photographes jouent un rôle essentiel dans la création photographique contemporaine. De même qu'il est vain de déclarer périodiquement la fin de l'art ou la mort de la peinture, il est tout aussi vain de penser que l'art photographique a épuisé les ressources du réel. En France, les agences Magnum, Vu ou Metis, les regroupements de photographes comme Le Bar Floréal ou Tendance floue développent une activité très diversifiée qui va de l'organisation d'expositions à la réalisation de commandes pour des entreprises privées en passant par l'ensemble des débouchés offerts par la presse. Mais ce qui fait la spécificité des photographes de ces agences, c'est qu'il vendent non pas un sujet mais un regard sur un sujet. Et heureusement, il existe un certain nombre de commanditaires qui achètent précisément ce regard.

On voudrait laisser croire que la seule création possible est celle affranchie des contraintes de la commande et de la reproductibilité. La photographie d'agence ne pourrait pas être artistique parce qu'elle est reproductible et parce qu'elle répond à des commandes commerciales. Michel Guerrin, dans la journal Le Monde, recensait récemment la position d'un certain nombre d'acteurs clés du monde de l'art contemporain qui pratiquement tous insistaient sur l'incompatibilité entre l'art et la presse(9). Or le vrai problème n'est pas celui de la reproductibilité ou de la commande, c'est celui de l'autonomie du créateur par rapport au producteur ou au commanditaire. L'artiste de galerie n'est pas nécessairement plus libre par rapport au marché que l'artiste d'agence. Le " formatage " des oeuvres photographiques imposé par le marché de l'art ou par l'Etat n'est pas un carcan moins serré que celui imposé par les éditeurs, les directeurs de journaux ou les entreprises.

Qu'on nous comprenne bien ! Il est tout à fait souhaitable qu'un marché du tirages de collection se construise de façon à élargir les débouchés de la photographie et surtout parce qu'il est le seul débouché pour des créateurs dont le travail n'a de sens que sous forme de tirages. D'autant plus que la création plastique d'aujourd'hui a été profondément renouvelée par ces artistes-photographes. Pour ces artistes, les conventions économiques imposées par le marché de l'art sont cohérentes avec leur mode de création. La hiérarchie économique - qui fait prévaloir l'oeuvre unique sur l'oeuvre multiple elle-même supérieure à l'oeuvre reproductible - coïncide avec la hiérarchie artistique. Et l'on peut parler de simple information sur l'oeuvre lorsque ces oeuvres sont reproduites dans la presse ou dans un livre.

Mais ce qui est contestable, c'est que ce marché confisque le label " art " pour flatter l'ego des collectionneurs et leur permettre de se distinguer socialement et presque " intellectuellement " du commun des mortels.

L'assimilation du mot " art " avec son mode de diffusion contribue à élitiser un art qui ne devrait pas l'être, sauf dans certaines de ces évolutions contemporaines, créant ainsi un effet de club. On peut d'ailleurs s'interroger sur les politiques du ministère de la culture en faveur de la photographie qui, implicitement, accrédite cette assimilation entre art et collection.

Cette confiscation contribue à éteindre le regard de la majorité des gens vis à vis de la photographie. En effet, on ne regarde les choses que si l'on nous signale qu'il y a quelque chose à regarder. C'est d'ailleurs le mérite de nombreux photographes d'avoir contribué à élargir le regard des gens en photographiant ce qui ne semblait pas digne d'être photographié. Comme les gens ne sont pas préparés à voir des oeuvres d'art dans les journaux, dans la rue, et même dans les livres, ils ne regardent les photos qui sont imprimées que comme de simples illustrations. Et du coup, les journaux ne sont pas demandeurs d'images d'artistes.

L'art est souvent là où on ne l'attend pas. L'art photographique est-il davantage aujourd'hui dans les musées que dans la presse ou dans les livres ? La photographie n'est certainement pas qu'un art mais l'art photographique ne se trouve pas uniquement dans les musées d'art contemporain et les galeries. A travers la défense d'une photographie artistique qui refuse d'être enfermée dans les lieux officiels de l'art (galerie ou musée), il s'agit de reconnaître que la création artistique est potentiellement partout, y compris sous des formes potentiellement accessibles à tous. L'enjeu n'est pas mince puisqu'il ouvre la possibilité d'une vrai démocratisation de l'art ou celui-ci perdrait ses propriétés de distinction sociale. Reconnaître, par exemple, qu'une photo tirée à un million d'exemplaires dans un journal peut être le vrai original de l'oeuvre si telle est l'intention du photographe, c'est encourager les lecteurs à regarder autrement que comme des illustrations, les photographies publiées en leur faisant prendre conscience du caractère subjectif de ces photographies. C'est aussi susciter de la part de ces mêmes lecteurs une exigence plus grande en matière d'iconographie de presse. Reconnaître qu'un livre de photographe peut être l'original de son oeuvre ou que certains tirages modernes de photographes historiques de premier plan ont une qualité artistique identique aux tirages d'époques, c'est permettre à tout le monde de posséder chez lui une véritable oeuvre d'art... reproductible. Finalement, militer pour reconnaître que l'art en photographie ne dépend pas du support ou du marché, c'est un moyen de développer l'engouement pour ce médium et favoriser la création photographique sous toute ses formes, et particulièrement sous sa forme " tirage ".

Dominique Sagot-Duvauroux
GEAPE, Université d'Angers
Matisse-LES Université de Paris 1
Communication présentée au congrès des Gens d'images du 3 au 5 mars 2000 à Honfleur.#A paraitre dans le N° 8 des cahiers des Gens d'images, "vecteurs de l'image,printemps-été 2000", pp.15-18.

Dominique Sagot-Duvauroux est maître de conférences en économie à l'université d'Angers. Il poursuit ses recherches au GEAPE (université d'Angers) et au MATISSE (CNRS, Université de Paris 1). La majorité de ses travaux portent sur l'économie de la culture. Depuis sa thèse, soutenue en 1985, sur la question des fondements de l'intervention publique en faveur du théâtre, il a publié de nombreux travaux, notamment les ouvrages suivants :
Le Marché de l'Art Contemporain en France, prix et stratégies, La Documentation Française, 1991, 205 p., en collaboration avec Bernard ROUGET et Sylvie PFLIEGER.
Economie des Politiques Culturelles , Presses Universitaires de France, collection Economie, 1994, 183 p., en collaboration avec Joelle FARCHY.
Le marché des tirages photographiques, La Documentation Française, 1994, 240p., en collaboration avec S. PFLIEGER.
L'économie des arts plastiques, une analyse de la médiation culturelle, Editions l'Harmattan, collection champs visuels, décembre 1996, 304p., en collaboration avec B. ROUGET.
Les arts de la rue, portrait économique d'un secteur en pleine effervescence, La documentation Française, collection Questions de culture, à paraître août 2000, en collaboration avec Elena DAPPORTO

Il collabore à l'association "Les Gens d'Images" et participe au comité de rédaction des Cahiers des Gens d'Image.
email : sagot@univ-paris1.fr

(1) cité par J. CHATELUS, Peindre à Paris au XVIIIème siècle, Jacqueline CHAMBON, 1991. Cet ouvrage mentionne de nombreuses autres innovations qui font l'objet d'une importante publicité dans la presse à la fin du XVIIIème siècle. -retour

(2) Gisèle FREUND, Photographie et société, Le Point Seuil p.81. - retour

(3) par analogie à une phrase de Y.MICHAUD : "à la différence de la peinture, la photographie n'est certainement pas qu'un art" tirée de "les photographies : reliques, images ou vrai-semblants" in Critique, numéro spécial Photo-Peinture, Aout-septembre 1985, N°459-460, p. 762. -retour

(4) Daniel-Henry KAHNWEILER, Mes galeries et mes peintres, Idées Gallimard, 1961, p.85. -retour

(5) cf N. MOUREAU, D. SAGOT-DUVAUROUX, Les conventions de qualité sur le marché de l'art, d'un académisme à l'autre ? Esprit, Octobre 1992, pp.43-54. -retour

(6) Michel MELOT : La notion d'originalité et son importance dans la définition des objets d'art, In Sociologie de l'art, Raymonde MOULIN ed., La Documentation Française , 1986, p.194. -retour

(7)Gates-Getty, le choc des photos, Libération, Jeudi 10 février 2000. -retour

(8)Pour des développements plus détaillés, voir S. Pflieger, D. Sagot-Duvauroux, le marché des tirages photographiques, la documentation Française, 1994. -retour

(9)Le Monde, 10/2/2000. -retour

 

mis en ligne le 27/09/2000
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