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Le théâtre
Théâtre politique
par Pierre Corcos

Que reste-t-il du théâtre politique, 40 ans après l’explosion sociale de Mai 68 ? Il convient d’abord d’examiner l’état de la politique à l’extérieur du théâtre pour, à cette question, apporter un début de réponse. Le piteux effondrement du communisme, la globalisation de l’économie capitaliste et le succès idéologique des thèses néo-libérales, monétaristes (Ecole de Chicago), l’effet rampant, accumulé de la consommation et de l’individualisme hédoniste sur les mentalités, la désyndicalisation et le discrédit croissant jeté sur les partis, le regain compensatoire de l’humanitaire et de l’éthique (au détriment du politique) ont comme assommé l’imaginaire social, fécond en utopies, et l’esprit critique, cette « dialectique négative » (Adorno) qui, en refusant sa clôture, ouvre sans cesse l’horizon de la civilisation issue des Lumières. Des auteurs de bords opposés, qu’ils soient libéraux comme Lipovetsky (cf. « L’ère du vide ») ou marxisants comme Castoriadis (cf. « La montée de l’insignifiance ») ou Lasch (cf. « La culture du narcissisme ») ont déjà pointé l’effritement du collectif, l’appauvrissement de la pensée politique, le repli sur soi et/ou sa tribu, etc.

Tout cela est connu, mais sans doute insuffisamment assimilé… De la politique, il ne resterait alors, au niveau national, que la « combinazione » politicienne et, au niveau international, que ces rapports de force complexes d’un monde devenu multipolaire… Le théâtre n’a pu être à l’abri de ce tarissement, et ce d’autant plus – raison triviale mais pertinente – que les subventions en baisse ou, à tout le moins, les demandes des tutelles d’un « retour sur investissement » (la quantité de public touché…) inclinent les metteurs en scène à jouer la carte d’un théâtre moins critique, plus consensuel.

Un excellent exemple nous est immédiatement fourni par le spectacle Le cabaret des utopies par le Groupe Incognito, spectacle au demeurant drôle, sympathique, assez inventif, mais portant d’autant plus la marque de l’apolitisme contemporain, qu’il était, à des questions comme : «avons-nous encore de grands rêves ? Pouvons-nous espérer une société meilleure ? » censé apporter, même sur un mode parodique, des embryons de réponses. Ici on comprend vite que les «Docteurs ès Utopies» ne sont là que pour servir de grotesques et cacophoniques repoussoirs. Et la pensée politique ne prendra que la forme d’une conférence dogmatique et rasante. Le seul moment où la troupe suggère un idéal, un projet, c’est au moment où il est question du couple, du sexe, de l’amour… Les jeunes qui ont monté ce spectacle charmant et plutôt creux ont exactement le même âge que ceux qui, quarante ans plus tôt, discutèrent à en devenir aphones d’un autre monde, et jetèrent la flamme de la contestation dans toutes les zones de la vie sociale : quel écart, à la fois ironique et significatif ! Pourtant, aujourd’hui, avec la multiplication des crises graves (financière, écologique par exemple), les défis à l’imaginaire social ne manquent pas, quel que soit le mode par lequel s’exprime cette invention de la « plastique sociale » chère à Beuys.

Le petit spectacle Barricades ! écrit par Alain Guyard et mis en scène par François Bourcier nous montre que l’apolitisme du théâtre contemporain n’est ni absolu, ni seulement une affaire de générations. « Tel un virus dans la machine théâtrale, «Barricades !» invite à se déprogrammer», est-il noté dans le dossier de presse… Effectivement, partir de ce symbole matériel de résistance, du refus, traverser les siècles et les lieux (Paris en 1830, Odéon en 68, Pékin en 1989, Gênes en 2001), suggérer par une scénographie simple ce qui peut se produire de collectif et festif derrière une barricade, c’est aller à l’encontre des programmations étroites et individualistes, des trajectoires isolées, d’une temporalité sans surprise. Mais le spectacle est un peu court : un matin, il faudra à nouveau circuler et, pour que la barricade ait eu un sens historique, il serait désirable de circuler autrement ! Le spectacle, par ailleurs enthousiaste, reste discret à la fois sur la signification de son refus et les linéaments de son utopie. Bien plus substantielles sont les propositions énoncées dans le cadre des « Rencontres de la Cartoucherie», sous la houlette de Philippe Adrien. Depuis treize ans, elles s’interrogent avec courage sur les motifs et les causes de l’état de nos sociétés. Et il faut bien du courage actuellement pour surmonter les difficultés inhérentes à ce genre d’entreprise ! Voici des rencontres construites à partir de pièces courtes, de théâtre d’intervention, de lecture de textes, etc. Cette année, les thèmes étaient l’émancipation et l’égalité avec trois programmes inspirés par les travaux d’Alain Badiou, Jean-Claude Michéa et Slavoj Zijek sur la démocratie et le libéralisme. En trois jours, de vrais débats politiques qui demeurent encore, au milieu des fausses querelles et du bourdonnement médiatique, sont installés sur la scène. Le théâtre redevient tribune, forum, agora. Le problème reste que ce type de théâtre ouvert, contradictoire et mobilisateur, qui devrait toucher le plus grand monde n’a qu’un public restreint de fidèles, à peu près d’accord sur l’essentiel. Le problème est identique, avec certaines pièces programmées à l’excellent Théâtre Ouvert. On dirait que le spectacle politique ne peut rencontrer un (assez) large public que lorsqu’il est écrit par des auteurs étrangers (Bond, Kane), lorsqu’il s’enroule dans la toge rutilante du scandale (Rodrigo Garcia), lorsqu’il se mêle à une revendication communautaire, identitaire.

Sans doute faut-il aussi évoquer là les problèmes d’écriture, de lyrisme. Une véritable « écriture politique » au théâtre passe notamment par une concentration dramatique de tous les aspects sociaux concernés, et par une puissance poétique, toujours présente chez Horvath, Brecht, Müller, Bond, etc. On doit éviter que le spectateur retrouve au théâtre la prose qu’il entend dans certaines (rares) émissions de radio ou de télévision, ou qu’il lit da?ns les meilleures pages de la presse d’opinion qui subsiste encore… Sinon, pourquoi se déplacerait-il vers les scènes du spectacle vivant ? Nous avons en tête deux spectacles magnifiques, évitant les pièges du théâtre didactique, militant ou documentaire : Le Cul de Judas et Yerma. Dans le premier spectacle, mis en scène et admirablement interprété par François Duval, le texte lyrique, somptueux, magique d’Antonio Lobo Antunès nous évoque la tragédie humaine, politique que fut cette guerre d’Angola, dans laquelle l’armée portugaise lamentablement s’embourba. Un médecin militaire raconte, un verre à la main, sa plongée en enfer…

Il y a ici une telle condensation de tous les maux des guerres coloniales, une telle force d’évocation, qu’à l’évidence aucun texte politique ou documentaire ne peut apporter une prise de conscience aussi forte. Dans le second spectacle, Yerma, de Federico Garcia Lorca, poème tragique en 3 actes et 7 tableaux, il est question d’une femme stérile, mais en profondeur, on a toute la situation culturelle et politique,de l’Espagne au moment (1934) où Lorca écrit ce chef d’oeuvre. Du pouvoir religieux au fascisme insidieux, en passant par l’ordre machiste écrasant. Et la mise en scène fougueuse, musicale de Vicente Pradal vient nous rappeler (Ariane Mnouchkine ne l’a-t-elle pas maintes fois montré avec talent ?) que théâtre politique ne signifie pas théâtre austère, ascétique.

Dans le contexte actuel de découragement, d’individualisme hédoniste ou de démobilisation, le théâtre politique a bien plus de mal à se frayer un passage que dans les années 70, mais il n’est pas condamné à dépérir. Il lui faut à la fois de la réactivité, de la stratégie et trouver son écriture

Pierre Corcos
mis en ligne le 10/12/2008
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