Témoignage
Supports/surfaces : il n'y avait pas grand-chose à comprendre
par Vincent Bioulès


Pour Hélène

À l’enclos Saint François, il y a fort longtemps – j’étais sans doute en seconde ou première -, un ancien élève devenu évêque était venu revoir son collège. On nous avait rassemblés dans la salle bleue pour lui rendre hommage puis écouter son allocution. Je ne me souviens de rien de ce qu’il avait pu nous dire, sauf une petite phrase qui n’a cessé de me hanter et à laquelle je pense tous les jours : « Tout le monde est à sa place ». C’est une phrase absolument scandaleuse, un déni de justice capable de faire crier les pierres dans le désert. Et pourtant… elle ne cesse de me renvoyer chaque matin à la part de responsabilité personnelle qui est la mienne dans tout ce qui a pu m’arriver et dans ce que j’accomplis dans la journée ; elle m’enseigne aussi que de ma place, si médiocre, si dérisoire soit-elle, je puis agir sur le monde et, à cette même place, faire l’immense effort que requièrent le bonheur et le plaisir d’exister sur la terre. La souffrance, l’ennui, la tristesse, le désespoir, la rancune, la jalousie, sont à la portée de n’importe qui. Être malheureux est d’une extraordinaire facilité. Il suffit tout simplement de se laisser aller.

Je viens d’avoir soixante-dix ans et il serait temps de faire un sérieux examen de conscience. Soixante-dix ans était considéré à l’époque où Dante écrivit la Divine Comédie comme l’âge ultime de la vie. Ne dit-il pas lui-même à l’âge de trente-cinq ans : « parvenu au mitan de la vie… » ? Or, très curieusement, occupé à mettre une dernière main à des tableaux destinés à une très proche exposition, contrarié par de multiples contretemps, assombri par les us et coutumes du monde de l’art et de son marché, je conserve absolument intacte l’impression d’être un jeune peintre à l’aube même de ce qu’il peut entreprendre, comme si tous les tableaux répandus dans son dos ne comptaient que pour une chique, émerveillé et épouvanté par tout ce qui lui reste à faire, ménager de son énergie, de sa nourriture et de son sommeil à la façon d’un coureur de fond, priant Dieu chaque jour que le temps nécessaire à sa tâche lui soit gracieusement accordé, comme si chaque tableau nouveau découvrait un peu plus l’immense part d’inconnu que j’abrite en moi-même, ahuri par mon non savoir, ébloui par ma propre curiosité.

J’ai essayé, et difficilement, de faire se rejoindre les exigences de ma foi chrétienne et de mon métier. Comment à la fois être humble et ambitieux ? Faire de sa plus ou moins grande réussite une épreuve de l’âme et ne jamais s’installer dans une quelconque certitude sans doute matérialiste à la manière d’Epicure ? Je ne crains pas de considérer ma foi comme la conséquence de mon idiosyncrasie. Je suis fabriqué génétiquement pour être croyant et ma foi englobe sans la moindre réticence tous les pères Noël du monde, et cela me conduit à considérer ma générosité, ma gentillesse, mon attention aux autres non comme des vertus mais comme l’expression d’une difficulté à être autrement.

Sans doute est-ce pour cette raison que je suis incapable de dire non. J’ai fait de ce oui revendiqué un principe : ne jamais dire non, sauf, bien sûr, croyez-moi, si cela va à l’encontre de la morale et du respect de l’autre. Non, je le sais, est pourtant un petit mot qui rend de grands services. Et mes oui multiples, infinis, ont encombré ma vie jusqu’à la suffocation. Un ami veut un tableau, je réponds « bien sûr ». Outre le format, il peut même choisir le sujet, et s’il me dit « dans les rouges » ou bien « dans les bleus » c’est déjà ça de gagné. Quant au prix, vous savez très bien la somme que vous ne pouvez dépasser sans vous faire engueuler par votre femme, et bien ce sera le prix du tableau, même si cette attitude a de quoi me faire honnir par tous les marchands du monde. Je pense très sincèrement que dans l’ensemble la peinture est beaucoup trop chère, que ses prix absolument infondés empêchent un nombre considérable de gens sensibles et attentifs de continuer progressivement une collection à partir de sensibilités particulières. Je trouve même qu’il y a une vraie vulgarité de l’âme à surestimer la valeur de la peinture, comme à vouloir posséder des tableaux de grands prix ; c’est un peu comme vouloir piloter une BMW quand une Clio ferait aussi bien l’affaire. Qu’on se le dise, « à bon entendeur salut. »

Comme je ne suis pas complètement idiot, me voilà obligé de reconnaître que je suis humble sans faire d’effort. Il m’est arrivé parfois, après avoir peint un tableau qui me donnait satisfaction et face à l’approbation admirative qu’il avait pu susciter, de sentir très intimement et avec une grande émotion que ce tableau n’était pas de moi, comme si quelqu’un, un double, un ange gardien, un frère jumeau, l’avait peint à ma place. Je n’avais donc à ne m’enorgueillir de rien et surtout à ne pas répéter l’opération. Lorsqu’au cours de discussions générales sur l’art, il m’arrive encore de polémiquer, de monter aux créneaux, je vitupère sur tout ce qui, peu ou prou, ressemble à de la répétition, de l’image de marque, je dois avouer pour mon compte que c’est par incapacité personnelle à contenir ma peinture dans une image d’elle-même que me voici conduit à ce que l’on appelle « se renouveler » et à dérouter ceux qui ont bien voulu m’accorder leur attention et leur confiance. Je sais qu’il faut de l’oeil pour reconnaître un même peintre à sa main, à son écriture, comme on reconnaît à la radio le grain de voix d’un chanteur quelle que soit l’oeuvre dont il se fait l’écho. Mais heureusement il existe des êtres qui ont de l’oeil exactement comme on a de l’oreille.

Mais cela ne m’a pas pour autant facilité la vie. Je suis aujourd’hui un peintre connu – il faut dire que j’ai traîné mes guêtres un peu partout – mais je ne suis pas un peintre reconnu. Pour reconnaître il faut pouvoir compter, recompter, conserver, accumuler. Une pensée me vient à l’esprit : enfant, à défaut de pouvoir encore parcourir le monde à la façon de Cook ou de Bougainville, je savais qu’il me suffisait d’aller au fond du jardin paternel et de m’y mettre à rêver pour échapper à tout ennui, à toute contrainte, être en quelque sorte un clochard de luxe – j’ignorais encore ce qu’était la souffrance humaine – et il m’a suffi de quelques années de plus pour demander à la peinture de me donner cette liberté. Peindre dans le monde. Faire carrière. Gagner sa vie avec le fruit de son travail. Soudain c’est une autre paire de manches. Comment être à sa place avec les autres ? On dit volontiers aujourd’hui, dans cette post modernité où l’éthique a déserté ostensiblement la sphère de l’art, d’une oeuvre qu’elle est « décalée » pour continuer à la fois sa route sans suivre pour autant le rythme de l’ensemble, pour en faire usage à mon sujet.

Je me contenterai donc d’une appréciation un peu vague et qui ma foi ne mange pas de pain en disant que ce que je peins est « singulier ». Certes ! et si singulier que de cette singularité on ne sait trop que faire et qu’on ne sait surtout pas où et comment la vendre. Faire une peinture qui, traversée par de multiples influences, ne ressemble pourtant à aucune autre, me vaut une sorte de curiosité amusée, d’intérêt un peu condescendant faute de pouvoir produire de mon côté des objets que l’on peut décrire après les avoir vus. C’est le temps de regarder qui s’est enfui de la scène où nous montrons nos tableaux. Il faut pouvoir aujourd’hui décrire une peinture dans l’espace d’un texto ou qu’elle soit suffisamment dépourvue d’épiderme pour supporter sans encombre son lessivage sur le net.

Très curieusement j’ai a peu près vendu la totalité de mes tableaux. Mon atelier est toujours vidé ou seulement peuplé de peintures destinées à un événement particulier, une proche exposition, une commande. On me dira que c’est formidable, que j’ai de la chance… et bien finalement non ! Paradoxalement, dans l’économie de marché qui est au poste de commandement, ce n’est pas bon : me voici incapable de ruses, je ne dispose d’aucune ressource stratégique… Comme tout le monde est à sa place, nous sommes bien d’accord, tout ceci n’est que la conséquence de la cigale que je n’ai cessé d’écouter baba… C’est vrai, mais les fourmis mes voisins, mes marchands, qu’ont-ils fait dans tout ça ? Quel est leur rôle ? Pourquoi aucun d’entre eux n’a-t-il su m’entourer d’une garde rapprochée ? Je crois que juste après ma rupture avec le groupe Supports Surfaces, puis avec la peinture abstraite, alors qu’un tir de barrage s’organisait à mon endroit, commandé par mes plus chers camarades, les conservateurs du centre Pompidou et l’église de la rue du Bac (ne pas confondre avec chapelle de Catherine Labouré !), le marchand qui m’a tendu la perche, Templon, et qui m’a dans un premier temps considérablement aidé, m’a surtout considéré comme un objet de curiosité. Je n’ai pas su jouer le jeu. Le choix de la figuration n’était pas pour lui la conséquence d’un engagement, le début d’un itinéraire spirituel : ce fut un « coup » (les Places d’Aix). Puis je l’ai considérablement lassé et très vite. Ce que j’ai appris au début des années 80 de l’art de Jean Hugo et qui me permettait de comprendre à quarante ans ce qui m’avait, enfant, fasciné dans l’art des enlumineurs et des primitifs, qui me permettait de reconstruire un art de figurer à nouveau au travers d’un vocabulaire de formes et de signes, ce que je considérais moi-même comme une préoccupation éthique destinée à me reconstruire, est apparue telle une régression naïve.

Figurer était de nouveau acceptable, mais seulement sous le jour d’une expressivité volontariste et de la dérision. C’est ainsi que Combas puis tous ses épigones ont pris la place et le nom de Figuration libre. Sans doute est-ce aussi l’éclectisme de mes marchands qui ne m’a pas permis de rencontrer de véritables commensaux. Il eut fallu que d’aucuns m’épaulassent comme les « abstraits » se serraient les coudes autour d’Hantaï chez Jean Fournier et qu’un mouvement critique hors de tout vedettariat (Garouste…) réfléchisse à la question de la figuration et fédère un certain nombre d’artistes dispersés (je pense à Gérard Barthélémy…). Je pourrais continuer ainsi longtemps, mais il me faut être fidèle à ce que j’ai dit plus haut. La peinture, elle, me tire par la manche et me mène à sa guise. Le pire n’est jamais certain. Aucun d’entre nous ne peut prévoir ce que sera le monde dans six mois. L’essentiel est de vite retourner à l’atelier et de travailler en essayant quand même et dorénavant de mettre quelques tableaux de côté. Ah! j’allais oublier l’essentiel : quand on est à sa place, et bien, personne ne peut désormais vous la prendre. Pas mal, non ?

Comprendre veut à la fois dire : « renfermer en soi plusieurs choses distinctes » et « saisir l’ensemble des choses dans leurs relations mutuelles ».

Si je ne conteste pas aujourd’hui, et pas davantage que je ne le fis par le passé, l’élégance de l’ensemble, la fraîcheur, la spontanéité de notre accrochage, une jeunesse et peut-être une innocence infiniment plus fortes que les convictions intellectuelles dont nous nous voulions les témoins, je pense sincèrement qu’il n’y avait pas grand-chose à comprendre. N’eut-il pas suffi de déplacer tel pliage, tel assemblage dans un lieu neutre, de le couper de son entourage, pour qu’il se confondît aussitôt avec de simples matériaux abandonnés et privés d’usage particulier, ce qui ne serait en aucun cas le sort d’un dessin, d’un tableau, d’une sculpture, et j’ajouterai même si médiocres soient-ils.

Ce que je viens de dire ne porte aucunement atteinte au « spectacle » produit par les oeuvres assemblées, à cette impression de bonheur et de légèreté, presque de joie de vivre qui était celle de nos trente ans et qui contrastait justement avec les propos que nous tenions au sujet de notre travail, les condamnations sans appel, les professions de foi assorties de références à Lénine, à Mao, au matérialisme dialectique et j’en passe… Bernard Ceysson a su magnifiquement reconstituer en 1990 au Musée de Saint-Étienne cette fête pour les yeux…

C’est l’absence totale de liens objectifs entre nos travaux et leur mode d’emploi dont la longueur et la véhémence ne faisaient que paraître plus frêle, plus légère, plus gracieuse, plus élégante, plus décorative, une exposition toute entière placée sous le signe du goût le plus sûr, qui était bien la preuve que ce qu’il est convenu d’appeler la compréhension n’avait point lieu d’être évoqué ici même. Je pense aujourd’hui qu’éblouis par la peinture américaine, nous n’avons pas su prendre conscience du caractère spécifiquement français de notre travail et le revendiquer. Nous avons justement loupé le coche en le chargeant d’une dimension philosophique et politique qui l’a aussitôt marginalisé et dont le temps a eu raison sans crier gare.

Tous les impuissants à créer et qui sont légion, incapables de tirer leçon de cette grâce native pour laquelle ils n’étaient pas faits, ne retinrent que les formules et s’engouffrèrent dans le sillage de nos travaux ; et ce sont ces épigones de Supports Surfaces qui, imaginant avec un immense soulagement que nous avions mis enfin la création artistique à la portée de tous, ont confondu l’art de la peinture et le concours Lépine pour achever de dérouter, puis de faire sombrer ce navire aux couleurs de la Méditerranée.

Bien sûr, quelques artistes ont échappé au naufrage parce que leur nature propre les avait doté de la nécessité de s’exprimer, et aujourd’hui chacun d’eux le fait justement à sa propre façon et tout à fait indépendamment, quoi que l’on puisse en penser, de cette équipée collective. Tous vous connaissez leurs noms ; inutile de citer ceux des autres, ce serait bien trop long, l’oubli s’en est déjà chargé et c’est lui le véritable coupeur de têtes.



Vincent Bioulès

Dans le TGV le 2 avril 2008

Post scriptum

Lors d’une rencontre organisée à Rennes entre les membres du groupe Supports Surfaces et des étudiants, je me souviens avoir entendu Claude Viallat déplorer l’accueil fait par le public à la première exposition du groupe en septembre 70 à l’ARC. « Les gens traversaient la salle sans rien y comprendre pour aller regarder au-delà les travaux de Boltanski et de Sarkis ». Il faut tout de même, et maintenant à distance, se poser la question : Y avait-il quelque chose à comprendre ?




mis en ligne le 23/05/2009
 
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