Bonnes feuilles
Jean-Luc Chalumeau publie ces jours-ci un nouveau livre, COMPRENDRE L’ART CONTEMPORAIN (éditions du Chêne), dont nous publions l’introduction en bonnes feuilles

L’année suivante, c’est ce tableau qu’il envoie à l’Armory Show de New York, grande manifestation des avant-gardes européennes, où il obtient un succès de curiosité inouï. Ce n’est pas un scandale, comme on l’a souvent écrit, mais l’occasion pour le public américain de découvrir que les Etats-Unis ne sont alors qu’une province du point de vue artistique. Duchamp devient ainsi célèbre en 1913 : il est le français le plus connu en Amérique depuis Napoléon, et cette célébrité va lui permettre de faire une démonstration soigneusement préméditée (elle s’étale sur près d’un demi-siècle) qui changera la donne dans le monde de l’art. Nommé président du comité d’accrochage du Salon « Independant Artists » de New York, dont le règlement est copié sur celui de Paris à son initiative, il n’y expose pas lui-même à la grande déception des organisateurs – de médiocres artistes en quête de réussite grâce à la « locomotive » Duchamp – mais opte pour un subterfuge en inventant un artiste fictif qui s’est inscrit et a réglé sa cotisation : Richard Mutt (le mot américain mutt signifie « imbécile » ou encore « bâtard »). Mutt envoie Fontaine (1917), le fameux urinoir, renversé et signé. Le comité d’accrochage, paniqué à l’idée de l’immanquable réaction outrée des officiels et du public, refusa l’urinoir et le fit disparaître.

Pas de scandale donc (comme, symétriquement, en 1912), mais un non-événement seulement sanctionné par la démission du comité d’accrochage par Duchamp qui avait pris la précaution de faire photographier l’ « œuvre » par Joseph Stieglitz et de publier le document avec les attendus de l’affaire dans une revue spécialement créée à cet effet (The Blindman, « l’homme aveugle »). Ce n’est qu’en 1950 que Fontaine fit sa réapparition (un urinoir identique au premier, signé de la même manière) lors de l’exposition rétrospective du mouvement DADA à la galerie Sydney Janis à New York. Duchamp ayant enfin fait savoir que Mutt et lui n’étaient qu’une seule et même personne, l’urinoir n’allait pas tarder à devenir l’œuvre emblématique de l’avant-garde artistique au XXe siècle.

Duchamp avait acquis dès 1913, par sa célébrité, le pouvoir de nommer « œuvre d’art » n’importe quel objet, à la différence de l’inconnu Mutt. Mais il avait gardé le silence en 1917, de manière à ce que soit établie plus tard une démonstration capitale quant au statut social de l’œuvre d’art, ainsi résumée par Thierry de Duve : 1°) L’art n’est légitimé que par comparaison, et la comparaison ne peut se faire qu’avec ce qui est déjà légitime. Richard Mutt, artiste inconnu, présente un objet qui ne ressemble à rien de déjà légitime : il est donc écarté. Pour faire admettre la Fontaine en 1917, il aurait fallu que Duchamp l’assume lui-même en tant que personnellement légitime. 2°) Faire de l’art d’avant-garde de réelle envergure signifie anticiper sur un verdict qui ne peut être que rétrospectif. Toute l’œuvre de Duchamp sera désormais anticipation et stratégie : il posera en quelque sorte des « bombes à retardement » (le mot « retard » est essentiel dans ses écrits) qui exploseront pendant tout le XXe siècle.

mis en ligne le 11/05/2010
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