Appréhender le travail de ChantalPetit
à travers une galerie de 17 images.
Dossier ChantalPetit : le festin des yeux par Bernard Noël





Dossier ChantalPetit
LE FESTIN DES YEUX
par Bernard Noël

      Une peinture dérangeante : ce qualificatif, bien qu’éprouvé à l’instant, vous paraît aussitôt insuffisant. Que se passe-t-il ? Votre regard cherche à nommer ce qui le déchire. Il y a bien là des figures, et qui pourraient tenir dans des noms. Cependant, à peine nommées, elles débordent ce contour et remuent l’espace et le troublent et vous obligent à exiger davantage. Davantage de quoi ? De vision, sans doute, car la forme ici reconnaissable appelle de l’inconnu, et l’appelle en vous, comme si le visible n’était qu’un masque posé sur une force en train de sourdre. Il y a de l’élan dans l’espace, et du rêve et des visages, des fleurs, des nourritures, des signes : des signes surtout qui, chacun, sont des appelants. Et secoué par ce qui frémit en eux, vous voilà dans l’attente d’une apparition, laquelle est déjà là pourtant puisque sa matière s’anime dans vos yeux tout en conservant son mystère. Est-ce parce qu’il s’agit de la chair des dieux ? Vous avez, dès le premier coup d’œil, identifié Chronos ou Bacchus ou saint Pierre ou Marie ou la demoiselle d’Avignon, mais ces gens-là ne sont pas eux-mêmes tant que la substance qui les compose n’est pas devenue la couleur de votre imagination. Cet échange ou, plutôt, cette émanation vous unit à leur apparence…
      Le Festin des dieux, annonce ChantalPetit en alignant ce qui porte d’abord le nom de « peintures » et, très vite, change de nature par l’imbrication des pleins et des vides, le foisonnement des motifs, la variété des postures et des couleurs. De tout cela jaillit soudain LA peinture, celle qui ne répugne pas à construire des personnages et à les doter de cette viande incroyable et vivante faite de bleu, de rouge, de jaune, de vert, de noir, de blanc : faite de tout cela qui, fort peu viandeux dans son énumération, devient pourtant chair volumineuse, chair visuelle, chair énergique… Et ce rouge, si magnifiquement rouge, est, en soi, bien plus charnellement corporel que n’importe quelle représentation du corps de saint Pierre, tout comme l’est aussi, derrière lui, la tête de Marie telle que vue par le Caravage. Le plaisir de reconnaître l’origine de la figure s’abîme dans l’impression saisissante de sa beauté. Mais qu’est-ce que la beauté sinon ce qui vous désespère de n’en être jamais que le spectateur ?
      Ailleurs, un chien attablé dresse une main quelque peu difforme et, levant les yeux dans la direction qu’elle indique, vous voyez une sorte de tambour dont la surface change de couleur comme changerait l’espace au gré des sonorités. Peut-être consomme-t-on des miracles au Festin des dieux, à moins que la profusion dont est entouré Socrate ne soit à l’image de sa pensée, mais salamandre, bigorneaux, épluchures, compotiers, gâteaux zen, poisson rouge sont-ils des choses ou des couleurs ? Les yeux mangent les secondes pendant que la mémoire énumère les premières parce qu’elle n’en finit pas d’être la machine à mots.
      Comment voir autre chose qu’une tête dans une tête ? Autre chose qu’une horreur dans la mastication d’un corps d’enfant ? La bouche qui commet cela est au milieu d’un visage hirsute qu’illumine un regard halluciné… Mais non, l’anecdote a beau être inévitable, ce n’est pas elle qui vous marque : c’est toujours le mouvement et cette qualité inestimable qui proportionne les figures et l’élément spatial. Vous regardez Bacchus et vous voyez une végétation aérienne, une légèreté, un envol qui s’arrache à la surface tout en y étant ancré par une carafe de vin, un compotier, une grappe de raisin : autant d’attributs qui sont en réalité l’équivalent d’un gué pour le regard. Rembrandt, l’âne et la Chamane forment une trinité troublante dont la présence massive est un indéfinissable foyer d’énergie…

      Trente-trois scènes, trente-trois surfaces d’illusion – comme disent certains – et pourquoi pas trente-trois icônes ? Mais les icônes d’un désir de donner à voir ce que les images sont faites pour cacher montrer. Une chose est là, que la représentation ne représente pas, mais qui n’existerait pas sans cette avant-scène. Quelle est cette chose ? La peinture, sans doute, puisque rien ne serait présent sans son exercice : la peinture dans son ambiguïté d’affirmation et d’auto dénonciation puisqu’il lui faut aujourd’hui être double pour trouver sa place. Cela posé, les dieux peuvent ici manger leur propre visibilité pour délivrer ce qu’elle dissimule et qui est la métamorphose (divine elle aussi) de l’énigme figurative en fable visuelle…

Bernard Noël

mis en ligne le 11/07/2010
 
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