Les livres de l'amateur d'art

par Gérard-Georges Lemaire

mis en ligne le 21/04/2011

PROPOS DE BARNETT NEWMANN

La publication des pages écrites par le grand artiste abstrait Barnett Newman (1905-1970) est sans nul doute un événement de poids. Ce qui surprend le plus, c’est sa curiosité, son ouverture d’esprit, mais aussi sa volonté de se battre pour ses idées esthétiques, parfois avec les armes de la polémique. On y découvre d’abord la singularité de sa démarche : il s’intéresse à des artistes insolites, comme le Mexicain Tamayo, qui est proche du surréalisme que de l’abstraction, l’artiste figuratif américain Thomas Hart Benton, qu’il a connu en 1937, ou à l’art amérindien, comme l’a fait Mark Rothko. Plus singulier encore son intérêt poussé pour le poète Jules Laforgue et surtout pour ses pensées sur l’art, ou pour Roger Fry, le grand théoricien de l’art anglo-saxon, qui est devenu un des principaux peintres du groupe du Bloomsbury (Vanessa Belle, Virginia Woolf, Clive Bell, Lytton Strachey, etc.) qui défendit contre vent et marée l’art français issu de l’impressionnisme. Encore plus étonnante son longue étude sur Kropotkine, le grand anarchiste russe, qu’il a rédigé à la fin des années soixante à l’occasion de la réédition de ses écrits. En somme, de cette anthologie de textes de factures assez différentes (essais, entretiens, déclarations, note de travail, etc.) émerge une figure autre de ce celle qu’on s’est forgé de cet artiste à travers une œuvre exigeante, radicale et apparemment formaliste. Dans cette optique, dans son article sur le sublime (1948), il met l’accent sur les limites de l’art moderne, encore prisonnier des problématiques de l’art d’autrefois, mais aussi de l’art abstrait géométrique, limité par ses perspectives théoriques. Ses idées sont souvent caustiques et anticonformistes : il s’en prend à l’isolationnisme américain (écrit en 1942, mais pas publié à l’époque !) et il critique l’art européen, ayant la conviction que c’est en Amérique, grâce à des artistes libérés du poids du passé, que « nous pouvons créer un art sublime ». Illustré avec soin, augmenté de notes critiques récentes sur son œuvre par Yves-Alain Bois ou Pierre Schneider, cet ouvrage oblige le lecteur à avoir une vision rénovée de l’art américain de l’immédiate après guerre et plus encore de ce créateur hors du commun, qui avait une curiosité pour l’univers qu’il a condensé dans sa peinture.

MAX GUEDJ OU LE CARTOMANCIEN

Quand, poussé par le vicissitudes de la guerre, les surréalistes sont allés se réfugier à Marseille, ils ont y ont dessiné un jeu de Tarots. Max Guedj a utilisé les quatre couleurs des jeux de cartes pour composer des poèmes « imagés » : des cœurs, des trèfles, des piques, des carreaux, qu’il a engendrés sur sa vieille Remington (qui figure sur la couverture de son recueil). Il avait d’ailleurs créé son propre jeu de cartes dans le passé. Mais le jeu des caractères ne sacrifie pas le texte : on se trouve à mi-chemin entre Schwitters et Cummings avec un doigt de poésie typographique. Ce sont là des compositions plastiques de caractère obsessionnel, mais qui n’ont rien de systématique : ce ne sont pas de purs jeux de construction et elles cachent toujours des associations verbales lourds de sens.
Ses poèmes sont bien un lointain écho des Calligrammes d’Apollinaire, des mots en liberté de Marinetti et de la poésie concrète. Mais, je le souligne, elles sont aussi toujours lisibles pour la plupart. L’auteur est un homme des mots, qui les savoure, les déguste, les mâche, les profère parfois dans un doux désordre dérivant de leur mise en forme, mais il conserve leur valeur orale.
Max Guedj est aussi un romancier qui n’en est pas à son coup d’essai. Le voyage de Vladimir, qu’il a écrit il y a quelque temps, semble pourtant un nouveau départ à ses yeux. C’est sans doute parce que le roman ne se déroule pas de manière linéaire et là encore, les chiffres joue un rôle symbolique : il y a 75 chapitres. Ce sont des séquences entretenant les unes avec les autres des relations fantasques. Ce Vlad, au fond, on ne saura jamais qui il est, ni même quel est son aspect physique. Nous le suivons dans un périple initiatique entre le rêve et la réalité (l’un interférant sur l’autre sans cesse), dans les sphères de l’imaginaire qui est l’espace même de l’action, de la pensée de l’action, qui a lieu entre Meknès et Cabourg, Alcatraz et nulle part, dans ces zones troubles et passionnantes de la quête de l’être.


LE PERIPLE TITANESQUE DE RODIN

Bernard Vasseur a brossé un portrait assez saisissant d’Auguste Rodin dans le peu de pages que cette collection réserve à la monographie de l’artiste. Mais il parvient à expliquer en quoi a consisté la rupture avec son époque, à commencer par le refus des commanditaires traditionnels. Rodin, avec les Portes de l’Enfer, a été son propre commanditaire et a inventé une réserve inépuisable de formes et d’idées. L’auteur a donc su tirer le meilleur parti possible d’une collection de vulgarisation, d’ailleurs bien présentée avec de bonnes reproductions. Il a choisi des œuvres peu connues, comme le Sommeil (une terre cuite de 1889) et surtout la maquette de la Tour du travail (plâtre, 1898-1899). Avec une vision précise du dessein de Rodin et des illustrations judicieuses (ses merveilleux dessins sont inclus dans ce volume, ce qui est une excellente façon de comprendre l’étendue de ses recherches), il est parvenu dans ce cadre étroit à rendre justice à l’immense, génial et pléthorique sculpteur.

 
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