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De l’image fixe à l’image animée
De l’image fixe à l’image animée par Michel Melot
par Michel Melot
La question que nous nous posons aujourd’hui ne date pas d’hier. Aristote déjà distinguait les arts du temps, c’est-à-dire du récit, et les arts de l’espace, qu’on appellerait aujourd’hui les " arts plastiques ". L’unité des arts, résumée dans la formule de l’ " Art poétique " d’Horace : " Ut pictura poesis " fut le mot d’ordre de l’esthétique classique. La poésie y était à la fois opposée et comparée à l’image : le récit devait emprunter à l’image sa sensibilité, son pittoresque, sa couleur ; l’image, de son côté, devait être lue comme un texte, et les peintures, jugées selon leur exactitude par rapport à la fable ou à l’histoire. Une nouvelle doctrine fut formulée en 1766 par le dramaturge et philosophe allemand Gotthold Ephraïm Lessing. Son livre, intitulé " Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie " trace une ligne de partage entre arts plastiques et littérature, sur des bases naturelles : les premiers se déploient dans l’espace, les autres se déroulent dans le tempse. La différence est par conséquent irréductible : autant chercher à mélanger l’huile et l’eau. De l’analyse de Lessing relève tout ce qui advint de nouveau en peinture, qui tendit à se distancier de la description, du narratif pour emprunter, sans réserve, les voies du réalisme visuel puis de l’abstraction.

Le livre de Lessing ne venait pas de nulle part : il s’intégrait dans le courant d’idées des Lumières pour qui toute connaissance vient de la perception et non de l’intellection, de l’expérience et non de la doctrine. Lessing écrivait dans la période fondatrice de l’art moderne, celle-là qui vit naître le mot et la science de l’Esthétique, les débuts d’un marché libre de l’art et même, avec l’apparition de nouvelles techniques de reproduction, notamment en couleurs, une industrie de l’art. Il n’est pas indifférent de noter qu’à la même date (1765), un physicien irlandais, Patrice d’Arcy, signalait à l’Académie des sciences ses observations sur le phénomène de la persistance rétinienne des images, posant là le premier jalon du cinéma.

A l’époque de Lessing, tout laissait croire que la division entre les arts de l’espace et les arts du temps se superposait à celle entre les arts plastiques et la littérature, l’image d’un côté, le texte de l’autre. D’un côté l’image, globale, immédiate, immobile et muette, de l’autre l’écriture, conventionnelle, linéaire et langagière. Le théâtre, qui participe des deux, est nettement classé du côté de la poésie, car il ne fait aucun doute, alors, que le récit précède le spectacle. La représentation n’est qu’un avatar du texte, comme l’illustration n’est qu’un faire valoir de l’écrit. Et puis, la scène, avec ses personnages réels et malgré ses décors, est-elle bien une image ? N’est-elle pas plutôt, une réalité ? Mais qu’en est-il du cinéma et plus généralement, de l’image animée ? Nul ne doute que l’image animée est une image et qu’elle n’est qu’une image. Et pourtant elle bouge. Voilà donc l’image passée du côté des arts du temps. Faut-il considérer que le monde des images est divisé, de manière radicale, entre les images fixes et les images animées ? Où s’arrête le texte aujourd’hui, où commence l’image ?

La reproduction sonore, à la fin du XIXe siècle, introduisit d’abord une nouveauté essentielle par rapport au texte. Si le son peut se conserver, on ne peut plus opposer une communication immédiate généralement confiée à la parole, et une transmission à long terme, de génération à génération ou de pays à pays, généralement confiée à l’écriture. L’idée de transmission liée fondamentalement à la parole, c’est-à-dire à l’enseignement individuel, à la famille, au groupe, obligeant aux rapports directs entre individus, et à l’échange en temps réel, pouvait être médiatisée. On peut désormais communiquer avec la langue de loin et sur le long terme. Le magnétophone aurait sans doute séduit Homère et Socrate plus que le livre, et Platon n’aurait pas eu à maudire l’écriture, cette mise à mort de la pensée. On connaît des peuples sans écriture, au fond de la forêt amazonienne, qui manient très bien la vidéo. Une seconde correction a été apportée à l’opposition image / temps, avec l’invention de l’image animée. Elle se fit simultanément puisque dès 1894, le " kinetoscope " d’Edison tentait d’enregistrer simultanément l’image et le son. En acquérant le mouvement et le son, l’image n’est plus cet objet immobile et muet que connaissait Lessing.

A première vue, les images animées sont de même nature que les images fixes et reposent, comme elles, sur l’analogie. Le passage de l’une à l’autre fut progressive. La " chronophotographie " de Jules Marey apparaît rétrospectivement comme une préfiguration du cinéma, mais on peut aussi, comme l’a montré Monique Sicard, y voir non pas la tentative de mettre l’image fixe en mouvement, mais d’arrêter les mouvement par l’image fixe. Si l’on considère que l’image animée est toujours une succession rapide d’images fixes qui donnent l’illusion du mouvement, on peut soutenir, comme Zénon d’Elée, que l’image animée n’existe pas : seul le projecteur bouge. Les premiers films des frères Lumière sont d’ailleurs plus des images fixes qui durent quarante secondes que des films au sens actuelle du terme. En effet, la caméra des frères Lumière était fixe et le spectacle de ces plans animés en tire un charme supplémentaire de carte postale animée. En fait, le mouvement de l’image filmique est double. Le sujet filmé bouge, et à son mouvement s’ajoute celui de la caméra. De même, l’arrêt sur image est devenu un procédé classique qui montre que le mouvement qui fait passer l’image fixe à l’image animée est réversible. Les récents appareils de photographie numérique peuvent aussi enregistrer une séquence brève qui retrouve l’esthétique des films Lumière.

L’image animée n’a pas rompu avec le monde de l’image. En revanche, dès l’instant où le cinéma est devenu sonore, puis parlant, elle est entrée dans le monde du discours. La différence avec l’image fixe est alors radicale, non pas que l’une bouge et l’autre pas, mais que l’une parle et l’autre reste muette. On pourrait se demander pourquoi, à l’heure du caméscope, la photographie garde autant de valeur. C’est précisément son mutisme qui la sauve : la photographie est silencieuse et par là, échappe encore au langage. Elle garde un mystère que le film masque sous un flot de paroles ou de bruit. De là son " punctus " qui poignait Roland Barthes. L’image, même si elle est pétrie de langage, n’y est point soumise et, dans cette mesure, ne cesse d’être intéressante, voire parfois, inquiétante. Son silence la rend inépuisable. Le sens du discours est censé s’épuiser lui-même. Celui de l’image, non.

Le bibliothécaire que je suis connaît bien la différence considérable qui sépare l’image fixe de l’image animée. L’image fixe est largement demeurée enfermée dans le livre ou l’album. L’image animée est un autre objet, qui ne se laisse pas saisir et dont on ne communique que la projection. Les enquêtes de la Bibliothèque publique d’information ont largement analysé cette différence. Images fixes et animées diffèrent dans le choix des sujets traités : objets d’art, paysages, techniques, sciences naturelles pour l’une, fiction, actualités et sciences humaines pour l’autre. Elles diffèrent aussi par la composition de leurs publics, leurs motivations et leur comportement : l’image immobile fixe le regard et le corps tout entier, ni à la même distance ni dans les mêmes postures que l’image animée. La différence vient de ce que l’image animée, pour l’essentiel, s’écoute. Le langage, exclu de l’image fixe, revient au galop dans l’image animée par un commentaire abondant. Gérard Blanchard avait coutume de dire : au cinéma, ce qui est important, c’est le son. On peut être aveugle et cinéphile. Plus que le cinéma, la télévision nous administre, heure après heure, la preuve que le discours l’emporte sur l’image. Le commentaire y est continu, comme si l’image n’existait que par lui (et, de fait, il soutient la continuité de l’image animée), même lorsque l’image (sportive par exemple) se suffit à elle-même. La télévision n’est jamais aussi elle-même que dans les émissions où l’image ne joue qu’un rôle subalterne, les " plateaux " et les jeux. Le héros de la télévision n’est ni un acteur de théâtre ni un homme d’images, mais l’animateur ou le présentateur du journal télévisé.

Le panorama des arts dressé par Lessing, semblait harmonieux, comme un vaste paysage romantique avec ses champs pittoresques et ses vallées sonores. Le voilà sens dessus dessous : l’image bouge et parle, l’écriture s’affiche et se met en scène. L’image animée s’inscrit dans les arts du temps et du discours, et l’image fixe reste du côté des arts plastiques où elle a annexé l’écriture. Ce sont donc bien deux catégories d’images différentes, et cependant, de l’une à l’autre, toutes les formes intermédiaires existent, de l’arrêt sur image, qui immobilise le mouvement, jusqu’au travelling ou au dessin animé qui font bouger l’immobile. Beaucoup d’oeuvres d’art aujourd’hui, et l’essentiel des images composées sur écran jouent sur cette double dimension, et nous offrent un champ immense de création et de réflexion que ce colloque va nous permettre d’explorer.
Michel Melot
mis en ligne le 20/02/2002
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