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le dossier : Fabrice Hybert
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Entretien avec Thierry Laurent
T.L. : Vous me présentez un cahier de croquis assez épais. Sur la première page, je vois écrit les mots "Eau dort ", " Odor ", « Eau d'or ». C'est un jeu de mot, un calembour, qui me rappelle le fameux jeu de mots de Lacan. Lacan " persévère ", " père sévère ", " perd ses verres ".

F.H. : Justement, le jeu de mot, c'est de la philosophie. Il y a un glissement progressif du sens. L'eau qui dort donne de l'odeur, " odor ", qui peut devenir précieuse, " eau d'or " !

T.L. : Ne sommes-nous pas davantage dans le domaine de la poésie que dans le domaine de la philosophie ?

F.H. : La poésie produit davantage d'impertinence que la philosophie. La philosophie, c'est un constat, un état des lieux, c'est comme l'économie et le commerce. La poésie, elle peut modifier les comportements. Elle vise à influer sur la vie. La philosophie ne fait que mettre en concept les changements apportées par la poésie. Je prends par exemple les concepts de Deleuze des années 1970. Ils étaient déjà mis en forme dans les œuvres de Pistoletto des années 1960.

T.L. : Si je vous suis, vous considérez que Deleuze formalise par le langage ce qui a été poétiquement dit par Pistoletto.

F.H. : Oui, tout à fait. En partie. C'est normal, d'ailleurs. L'artiste poétise et modifie des attitudes qui créent d'abord un vertige et sont ensuite formalisées à travers le langage des philosophes.

T.L. : Le poète, l'artiste, précèdent le philosophe dans le mouvement de la pensée.

F.H. : Totalement.
sens.

T.L. : Vous accomplissez donc une démarche poétique destinée à être réfléchie ensuite par la philosophie.

F.H. : Deleuze ne connaissait sans doute pas l'œuvre de Pistoletto. Mais disons que ce qu'a pensé Deleuze était dans l'air avant lui, poétisé par les artistes, et Deleuze a conceptualisé ce qui était artistiquement évoqué autour de lui.

T.L. : Vous êtes donc un poète qui s'adresse à des philosophes.

F.H. : Un poète qui s'adresse entre autres à des philosophes.

A: Tu aurais pu continuer à faire des maths !

T.L. : Vous êtes mathématicien de formation?

F.H. : Mathématicien, c'est un bien grand mot. J'ai passé un bac C. J'adorais la philosophie, ou plutôt lire la philosophie, car je ne prétends pas être philosophe. Je voulais toujours que ce que je lisais ne soit un jour plus possible. C'était ça mon ambition quand je lisais de la philosophie. Je trouvais que la démarche philosophique était trop lente. C'est pour cela que je pensais que je ne pouvais pas être autre chose qu'un artiste. Je voulais changer les comportements " avant " que n'intervienne la philosophie. La philosophie ne fait qu'écrire, décrire les comportements. Je trouve que seul le geste artistique peut changer les comportements. Revenons-en à l'importance des mots. Pour bouleverser la philosophie, il faut d'abord que les mots eux-mêmes soient perturbés. Et c'est le rôle des poètes, des artistes, de changer, chambouler les mots dans tous les

T.L. : Les perturbateurs de la philosophie sont les poètes.

F.H. : Tout à fait. Ma démarche est de perturber la philosophie grâce à l'art. Je considère avoir une action plus efficace sur la philosophie en étant artiste plutôt que philosophe. D'ailleurs quand un professeur me disait quelque chose, j'avais tendance à vouloir m'échapper de son discours. Je n'aime pas qu'on me donne des ordres. La poésie doit changer les mots, et par ce biais changer aussi les comportements, les habitudes. Ce sont ces changements de comportements qui sont à la source de nouvelles interrogations philosophiques. Si vous adoptez un comportement différent de votre comportement habituel, forcément vous aurez tendance à vous poser des questions.

T.L. : C'est dans la différence chez une même personne d'un comportement à un autre que s'insère le questionnement philosophique. Pourquoi agissons-nous de telle ou telle manière plutôt qu'autrement? C'est cela? Le but de l'art est de créer un nouveau comportement suivi d'une interrogation sur ce nouveau comportement. On en revient à la vision du spectateur devenu lui-même artiste, dès lors qu'il s'interroge sur ses propres modifications de comportement?

F.H. : Cependant tous les spectateurs ne s'interrogent pas forcément sur leurs comportements. Le spectateur devient artiste s'il s'interroge sur son comportement. Mais ce n'est pas obligatoire. C'est plus compliqué que cela. Disons que l'art, c'est créer les systèmes que l'artiste met en œuvre pour obtenir du spectateur des changements de comportement. Le spectateur, à un moment donné, modifie son comportement une fois, ce n'est pas suffisant. L'artiste, lui, met sa vie entière à trouver les moyens de mettre en place des nouveaux comportements. Ça ne se fait pas du jour au lendemain.

T.L. : Pouvez-vous me donner un exemple qui vous ait vraiment satisfait de changement de comportement opéré par votre art, un moment que vous considérez comme une réussite artistique selon vos propres critères ?

F.H. : Quand Élian a un prototype (prototype d'objet en fonctionnement), quand il le prend en charge et invente quelque chose avec devant la caméra. C'est un moment fantastique.

T.L. : Élian ?

F.H. : Élian Pine Carringthon, l'acteur qui joue dans mes vidéos.

T.L. : Élian prend un POF (Prototype d'Objet en Fonctionnement) et se livre donc à une improvisation devant la caméra, c'est cela ?

F.H. : Les improvisations d'Élian Pine Carringthon sont des grands moments. Il y en a beaucoup d'autres. J'adore quand mes amis viennent à l'ouverture d'une exposition. Toutes les rencontres et les échanges qui en découlent, voilà ce qui me passionne. Autre exemple: " Le plus grand savon du monde " était montré dans les centres commerciaux, il allait à la rencontre des visiteurs, il y avait une communication immédiate pour que les gens puissent venir, il y avait ensuite des échanges.

T.L. : Pouvez-vous me citer quelques exemples où l'intervention de l'artiste, la vôtre en l'occurrence, a pour effet de perturber les comportements habituels des visiteurs ?

F.H. : Quand j'ai conçu l'Hybertmarché en 1995 au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, dont le principe était de vendre et d'acheter des produits à l'intérieur d'un musée. Quelques années avant, j'ai organisé une exposition à Londres où les visiteurs pouvaient tester les POF dans l'espace même de l'exposition. Je me souviens, il y avait une espèce de folie collective. Dans toutes les expositions de POF, les gens peuvent tester, utiliser, déchirer les produits. Cette idée d'échanges réels, je l'ai expérimentée pour la première fois, quand j'ai fait mon premier tableau Le mètre carré de rouge à lèvres (1980): j'allais dans les magasins de cosmétique et je demandais quelle surface couvrait un tube de rouge à lèvres. La question perturbait totalement les vendeuses.

T.L. : Donc ce qui vous intéressait, c'était la réaction des vendeuses face à une telle question ?

F.H. : Comment un questionnement différent peut créer d'autres comportements. Etre trans-actionniste, comme le dit Magna di Castellino.
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Jean-Luc Chalumeau
mis en ligne le 11/02/2002
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Lexique des termes employés:
Peintures homéopathiques:
peintures réalisées à partir de 1986, conçues comme des accumulations d'écritures, de dessins et de photographies. Sortes de grandes narrations, elles sont une mise en forme ludique et poétique de l'ensemble des préoccupations de l'artiste, scientifiques, économiques, écologiques, météorologiques. Processus d'élaboration de la pensée de l'artiste, elles témoignent en même temps de son désir de rendre visuel son cheminement mental. Les peintures homéopathiques témoignent de la place accordée par l'artiste au dessin et à la peinture, fondement de son œuvre proliférante qui se déploie par glissements successifs, correspondances et hybridation.


POF:
" prototype d'objet en fonctionnement " : instruments ludiques ou pratiques, invitant le spectateur à les expérimenter lors d'exposition conçues comme des centres d'essayages. Les POF échappent à la destination murale et contemplative de l'œuvre d'art pour inviter le spectateur à faire sa propre expérience du réel. Actuellement au nombre de cent cinquante, ils sont la synthèse de son œuvre. Invention née d'une idée, d'une phrase et continuée par des dessins, ils sont ensuite réalisés et présentés systématiquement accompagnés d'une vidéo les montrant en état de fonctionnement. Aucun POF ne naît d'un besoin. Les POF sont des objets de désir, de rencontres, leur univers est celui du rire et de la vie. Manipulés par le public au cours des expositions, les POF induisent de nouveaux comportements, de nouvelles manières d'être, ils sont une invitation à l'invention et à la pensée.


Le plus gros savon du monde:
réalisé en 1991, grâce à l'aide d'une entreprise marseillaise de détergents, il est inscrit du fait de sa taille démesurée dans le Guinness des Records. Présenté sur les parkings de centres commerciaux, il allait à la rencontre d'un public qui n'était pas forcément celui de l'art.

UR:
société fondée par Fabrice Hybert, destinée à donner corps à tous ses projets ainsi qu'à ceux que lui confient d'autres artistes. Entreprise destinée à produire au sens économique du terme une infinité de formes, d'objets, d'expositions.