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Dossier Ivan Messac
Des objets-tableaux d’un nouveau type
Dossier Gilles Ghez : Tout m’inspire Entretien entre Gilles Ghez et Jean-Luc Chalumeau
par Jean-Luc Chalumeau
Ivan Messac, Les Sirènes pacifiques, 2005. 100 x 100 x 4 cm. Acrylique, tissus imprimés & polystyrène sur toile.
Ivan Messac peint en 1969 un tableau carré (100 x 100 cm) qu’il intitule Ni vu ni connu. Il s’agit du visage stylisé d’un homme, d’après photo, encadré par le contour d’un écran de télévision. Au dessous de ce que sont censés regarder les téléspectateurs, le peintre montre ce qu’ils ne voient pas : le corps et les mains d’un prestidigitateur sortant des cartes, dont deux représentent l’Oncle Sam et une la Marianne symbolisant notre République…

Vingt-sept ans plus tard, Pierre Bourdieu publie une analyse sans concession de la télévision (Sur la télévision, éditions Raisons d’agir, 1996). Il y est notamment dit que « la violence symbolique est une violence qui s’exerce avec la complicité tacite de ceux qui la subissent et aussi, souvent, de ceux qui l’exercent dans la mesure où les uns et les autres sont inconscients de l’exercer ou de la subir ». Certains pourraient ne pas bien comprendre? Qu’à cela ne tienne : le sociologue leur propose l’exemple des faits divers, dont raffolent les journaux télévisés : « les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion. Les prestidigitateurs ont un principe élémentaire qui consiste à attirer l’attention sur autre chose que ce qu’ils font. »

Messac, longtemps avant, avait choisi très précisément cet exemple pour nous dire que la télé, c’est de la prestidigitation. Il n’est d’ailleurs nullement exclu que Bourdieu, qui s’intéressait de près à la peinture de son temps dans les années 60 (on lui doit en particulier une pertinente préface à l’une des toutes premières expositions de Rancillac), ait vu le tableau de Messac. En tout cas, tout se passe comme s’il l’avait observé et médité.

Aujourd’hui, Pierre Bourdieu nous a quittés mais ses écrits demeurent. Ivan Messac revient au thème de la télévision, et tout se passe comme s’il faisait écho à ce qu’écrivait – toujours en 1996 – un Bourdieu très en verve à propos du moralisme des gens de télévision (vous savez, ceux-là mêmes qui font de l’audimat avec le téléthon) : «… souvent cyniques ils tiennent des propos d’un conformisme moral absolument prodigieux. Nos présentateurs de journaux télévisés, nos animateurs de débats, nos commentateurs sportifs sont devenus des petits directeurs de conscience qui se font, sans trop avoir à se forcer, les porte parole d’une morale typiquement petite bourgeoise, qui disent “ce qu’il faut penser” de ce qu’ils appellent “les problèmes de société”… »

Ivan Messac, Une page de pub et Tonight Africa, 2005. 100 x 100 x 4 cm. Acrylique, tissus imprimés & polystyrène sur toile.Tout homme de culture a aujourd’hui un compte à régler avec la télé. Quant à lui, Ivan Messac ne la regarde pas (il possède un poste, mais c’est seulement pour lire des DVD), et s’il ne la regarde pas, c’est non seulement parce qu’elle fait de la prestidigitation, mais aussi parce que son conformisme petit bourgeois atteint des sommets dans le domaine de l’art et de la littérature. Bourdieu encore : « les émissions dites littéraires les plus connues servent – et de manière de plus en plus servile – les valeurs établies, le conformisme et l’académisme, ou les valeurs du marché.»

Comment s’attaquer à la télé quand on est peintre ? Écrivain à ses heures (et écrivain merveilleusement caustique, comme en témoignent les tribulations de son chien fanioniste Igor Klepsévitch), Messac n’est pas homme à discourir dans sa peinture. Il s’agit pour lui de frapper vite et fort grâce à des images
efficaces, comme au temps des Indiens ou des Enfants polychromes qui comptent, on le sait, parmi les meilleures réussites des « années narratives ». En l’occurrence, la trouvaille plastique de Messac, dans la série Impressions Prime Time, est d’évoquer la mentalité petite bourgeoise – qui constitue l’essence de la télé – par les tissus imprimés dont la classe moyenne décore ses intérieurs, tissus souvent inspirés par des archétypes comme Impression soleil levant de Monet.

Les tissus imprimés sont promus par le peintre au rang de fonds pour chacun des tableaux de la série (tous de 100 x 100 cm), le sujet étant un écran vu de trois quarts, avec la forme en relief d’un cadre de téléviseur pour l’entourer (5 cm d’épaisseur, recouvert de peinture-aluminium). Ces tissus à la niaiserie souvent désopilante sont, si l’on y réfléchit, bien davantage qu’une trouvaille plastique, de même que les images inscrites dans les écrans sont autre chose qu’une allusion au fait que les émissions «prime time» sont devenues une nouvelle forme de contemplation du «soleil couchant » dans l’univers culturel des gens qui regardent la télé.


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mis en ligne le 01/03/2006
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