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Dossier Ivan Messac
Une sacrée vie de chien, ou un os conceptuel à ronger
Dossier Ivan Messac : Une sacrée vie de chien, ou un os conceptuel à ronger par Gérard-Georges Lemaire
par Gérard-Georges Lemaire


Dossier Ivan Messac : Une sacrée vie de chien, ou un os conceptuel à ronger par Gérard-Georges LemaireIvan Messac, Cher cervantes…, Klepsévitch, 2003.
100 x 100 cm. Acrylique marouflée sur toile.





Ivan Messac n’a jamais été ce qu’on appelle le plus souvent à tort qu’à raison) un artiste littéraire. Il a a entretenu des relations plus qu’étroites avec des mouvements artistes du siècle dernier (comme le futurisme italien ou le Pop Art américain) dont il a utilisé, perverti et transfiguré des éléments formels pour imaginer des oeuvres qui préservaient cette relation ambiguë mais nécessaire avec le passé mythique de l’art moderne pour inventer son propre univers. Mais il a toujours entretenu – et ce n’est pas contradictoire – une relation privilégiée avec la le roman et la poésie comme si la chose littéraire (et c’est là toute son originalité) était le complément indispensable de son histoire artistique. Il ne procède pas exactement comme un nombre considérable de ses prédécesseurs de Léonard de Vinci à Carlo Carrà en passant par Odilon Redon, Giorgio de Chirico et Alfred Kubin.
Par exemple, il a cultivé l’art délicat de la traduction, fait rare et original dans son univers, en traduisant en français Je suis vivant de Pier Paolo Pasolini en collaboration avec Olivier Appert. L’aspect le plus curieux et, il faut bien le dire, le plus intriguant de sa collusion avec la sphère de la littérature reste son désir de produire des oeuvres de fiction qui fassent écho à son expérience de peintre. A contrario des créateurs qui ont eu une oeuvre littéraire parallèlement à leur oeuvre plastique (je pense par exemple à Henri Cueco pour donner un bel exemple récent), il a progressivement imbriqué ces deux domaines, l’un et l’autre n’étant que les deux facettes d’une même construction esthétique. C’est ce qui se passe avec son plus récent ouvrage baptisé Fédor Klepsevitch. Il fait partie intégrante d’un ensemble d’oeuvres présentées en 2004 à la galerie Hervé Lourdel et également d’une adaptation théâtrale présentée au Théâtre des Marronniers en 2005 à Lyon.

Il a écrit ici une sorte de fable – je dis bien une fable bien qu’il n’y ait pas de véritable moralité (à moins que…) – où il marque une relative rupture dans sa démarche : cet amoureux de la modernité y décrit (il faut aussi entendre dans ce cas précis le verbe décrier) les manigances de ceux qui en exploitent les ultimes conséquences dans l’optique du néologisme à outrance. L’histoire débute peu après la Belle Époque, non pas celle de Toulouse-Lautrec, du Chat Noir et des anarchistes bombarderos, mais celle qui, pendant les années 80, a vu s’enflammer le marché de l’art. Elle est d’ailleurs le fruit de ce Vendredi Noir de la bourse des valeurs artistiques de la fin du siècle dernier. Le héros que campe Ivan Messac – son nom est sans la moindre ambiguïté sur ses origines russes – est un chien excentrique et errant qui, un beau jour, a l’idée de manufacturer de petits fanions rouges, tous identiques, qu’il regarde comme autant d’oeuvres d’art, mais qui, à ce stade de l’aventure, n’ont qu’une fin ludique. Son meilleur ami, qui est aussi le narrateur – et aussi son biographe en même temps que son secrétaire et factotum – relate comme Fédor Kelpsevitch a pris cette décision saugrenue. Au début l’artiste, qui ne s’assume pas encore comme tel, est dans l’incapacité d’expliquer les mobiles profonds de son geste. Il la destine d’abord à ses proches et puis à tous ceux qui pourraient s’y intéresser car il abandonne ses fanions de droite et de gauche, les livrant à la curiosité de passants inconnus. Peu à peu, son obstination le conduit non seulement à être reconnu dans le microcosme très fermé de l’art contemporain, mais tout bonnement à la gloire. Il est bientôt invité à la Biennale de Venise et peut jouir sans la moindre retenue de sa notoriété nouvelle et des bienfaits qu’elle lui apporte. Ses fanions font fureur et plus rien ne semble devoir freiner son irrésistible ascension. Il n’hésite pas à commettre des actes provocants, symboliques, par exemple en parasitant le pavillon russe où expose Kabakov. Son insolence ironique, un brin nihiliste, le pousse à l’excès, déployant son concept fanioniste jusqu’à ses conséquences ultimes. Mais le succès le grise à tel point qu’il est prêt à toutes les compromissions comme le tirage en bronze de ses fanions-fétiches. Son ami et mentor l’avertit du danger qu’il court à se laisser prendre dans cet engrenage infernal. Peu après cette conversation, Fédor Klépsévitch disparaît.

Ivan Messac n’a pas hésité un seul instant à tourner en dérision les attitudes qui régissent l’art actuel, qui s’est inventé des lois inédites au-delà de la notion de beauté et de représentation issue du Quattrocento. Sa fiction met en scène un artiste à la mode qui ne fournit absolument aucune justification théorique ou même personnelle de son obsessionnelle répétition d’un objet sans qualités. L’important dans son cas est de convaincre le monde de l’absolue nécessité de son geste aussi absurde qu’infondé. Seule une volonté de déplacer les coordonnées de la pratique artistique peut donner un quelconque crédit à sa folle et énigmatique entreprise. Et c’est l’émergence d’une figure de ce genre qui révèle la terrible dérision de ce qui est en jeu de nos jours dans un univers qui n’accepte plus que ce qui peut apporter une valeur ajoutée à d’opaques spéculations.
La verve et l’esprit de l’auteur apportent à cette « tranche de vie » à la fois mythique et stéréotypé d’un chien roublard porté par une hantise risible aboutissant à une incroyable célébration de l’héroïsme du néant. A la fin de l’ouvrage, il fournit plusieurs manières d’utiliser les fameux fanions rouges dans le règne canin dont ils sont finalement la pure émanation.

Fédor Klepssévitch, artiste canin,
Ivan Messac, Villa Tamaris, 80 p., 15 euro .
Ivan Messac, de la peinture avant toute chose,
Harry Bellet, Somogy, 224 p., 40 euro

Gérard-Georges Lemaire
mis en ligne le 01/03/2006
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