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Dossier Denis Rivière
La maîtrise de l’oeil, de la main et du désir
Dossier Denis Rivière : La maîtrise de l’oeil, de la main et du désir _ Entretien entre Denis Rivière et Jean-Luc Chalumeau
Entretien entre Denis Rivière et Jean-Luc Chalumeau
Jean-Luc Chalumeau : Nous sommes dans ton atelier parisien, en février 2006. Quelques unes de tes peintures actuelles nous environnent, et il me semble qu’à travers des modifications profondes dans les sujets, ta peinture, ou plus exactement ta conception de la peinture, n’a pas changé depuis que, en 1985, j’ai essayé de la définir. Je te propose de citer, pour commencer, quelques morceaux de mon texte pour te faire réagir là-dessus.

Denis Rivière : Il y a vingt et un ans, tu préfaçais en effet mon exposition à la galerie du Centre. Je t’écoute avec intérêt.

Denis Rivière, Muerte y dolor, 2002.J.-L. C. : « La peinture n’est pas un savoir. Elle n’est pas non plus une jouissance: elle est les deux à la fois. Mais le peintre, avant d’en faire l’expérience, est plongé dans la nuit. À lui de découvrir seul par quels moyens il parviendra à un plaisir qui ne peut s’accomplir que par la transgression d’une technique. Mais la technique violentée reste la condition de sa production : elle sait ses droits, la chienne, et malheur à l’artiste qui voudrait en faire l’économie. Ce qui me passionne chez Denis Rivière, ce peintre « réaliste » dont toutes les images sont inventées, c’est l’extrême tension de la lutte qu’il mène contre son propre savoir (qui n’est pas mince) pour qu’advienne le corps de la jouissance. C’est-à-dire : ce qui annule le travail en même temps qu’il le légitime…. »

D. R. : C’est absolument vrai, encore aujourd’hui. Il y a deux éléments dans mon travail: la réalité objective et la réalité subjective, et c’est ce jeu binaire qui m’intéresse. Regardons une toile qui illustre parfaitement cela.

J.-L. C. : Je vois trois corbeaux sur une corde, devant un fond rouge très travaillé. À moins d’être apprivoisés, ces corbeaux me paraissent bien plus imaginés qu’observés.

D. R. : Exactement: j’utilise le monde de la réalité visuelle pour me projeter dans mon univers intérieur depuis près de trois décennies! Je n’ai pas changé de conviction : je pense que, pour le peintre, la technique n’est qu’un moyen, un outil pour aller plus profondément butiner le terrain de l’ego.

J.-L. C. : Je poursuis ma citation : « La subversion, en art, n’a que faire des coups de gueule d’excités impuissants. Elle exige une lente, obscure et difficile gestation dont l’amateur d’illuminations à la commande se lasse vite. Le désir de voir du peintre n’est pas la douteuse attente du voyeur : voir est pour lui synonyme de faire…»

D. R. : J’ai en effet toujours travaillé comme ça : j’ai une idée ou plutôt une vision mentale du tableau, et je ne veux surtout pas le déflorer par un croquis ou une esquisse préparatoire : c’est vraiment en le faisant que je le découvre. Mais il faut que le tableau soit mentalement abouti pour que je m’attaque à la toile.

Ivan Messac, Une page de pub et Tonight Africa, 2005. 100 x 100 x 4 cm. Acrylique, tissus imprimés & polystyrène sur toile.J.-L. C. : Dernière partie de la citation : « Denis Rivière fait des images qui, peu à peu, lui révèlent ce qu’il désirait voir. On observera que ses outils de production du visible ont changé: c’étaient hier, par exemple, des rivages pollués, ce sont aujourd’hui des fragments de ruines gréco-romaines dans des lumières d’après la fin du monde. Et alors? Ce visible n’est, de toute façon, que pictural. Qu’on se le dise : le peintre n’a que faire du réel, et ce n’est pas dans l’image qu’il veut se perdre, c’est dans le peindre même. Denis Rivière: la rouerie d’une technique qui, détachée, ne serait qu’artifice. Denis Rivière : l’étrangeté extrême d’une imagerie qui, isolée, deviendrait littérature. Denis Rivière : l’affect et le concept entrant en collision pour que crève le monde du déjà-vu et que surgisse, dans la jouissance de la peinture en train de se faire, un monde singulier…»

D. R. : Je n’ai rien à ajouter à ça. Même dans la série des 366 Ciels, en 1999, il s’agissait d’un mélange d’un oeil et d’un concept: le temps qui fuit. C’était une fusion entre la tradition plastique et une vision conceptuelle de la peinture.

J.-L. C. : Étant entendu, je suppose, que la peinture a toujours été, d’une manière ou d’une autre, conceptuelle : Ingres, dont l’exposition du Louvre vient de s’ouvrir, en est un bon exemple?

D. R. : Je veux dire que c’est parce que j’organise mentalement à l’avance mon tableau que je peux éprouver le désir de la peinture. Sinon, peindre pour peindre serait pour moi terriblement ennuyeux. Je crois pouvoir dire que je sais peindre : eh bien cette activité n’a pas en elle-même d’intérêt particulier pour moi. J’ai un désir d’images : c’est l’invention des images plastiques qui me passionne. Créer le désir, et délirer autour de ce désir, voilà mon affaire.

J.-L. C. : Réduite à la seule technique, la peinture te paraîtrait ennuyeuse?

D. R. : Tu sais, j’ai grandi à Honfleur, et j’ai tellement vu de forçats de la mauvaise peinture le long du port que cela m’a dégoûté par avance de la fabrication des tableaux sans autre justification que d’être un gagne-pain ! En revanche, si j’avais trouvé une véritable idée à développer, un vrai concept, à partir du thème de «la sortie du port à Honfleur », par exemple, j’aurais très bien pu la poursuivre.

Denis Rivière, série des ciels, 2004. 90 x 190 cm. Pastel sur canson.J.-L. C. : Peut-on considérer les Ciels de 1999 comme une parenthèse dans ton oeuvre, une parenthèse que tu as strictement limité à un an ?

D. R. : Non, je ne crois pas. Mes premiers Ciels datent de 1971 et je continue à en faire pour me reposer, quand j’attaque par ailleurs un nouveau sujet qui me chahute un peu. Les Ciels me permettent de me revitaliser.

J.-L. C. : Parmi les nouveaux sujets, il y a le bestiaire dont les Corbeaux que nous venons d’évoquer sont un exemple.

D. R. : Cela correspond à mon besoin d’aller à la découverte d’une terra incognita. J’ai commencé mon «bestiaire », comme tu dis, par douze têtes de vaches. En bas des tableaux, qui étaient des formats carrés, j’ai inscrit la phrase « une journée ordinaire » et en haut une date significative de l’histoire, au moins pour moi: celle de la mort de Louis XVI ou de Caspar David Friedrich par exemple. C’était une réflexion sur le temps qui passe.

J.-L. C. : Denis Rivière conceptuel ?

D. R. : Bien sûr, mais pas seulement conceptuel comme j’ai pu te le dire. Je vais tout de même te montrer trois petits tableaux exécutés dans ma jeunesse, à la fin des années 60, que l’on peut considérer comme purement conceptuels .

J.-L. C. : Je vois trois tableaux carrés, aux cadres intégrés tricolores (bleu, blanc, rouge), monochromes blancs, d’où sortent en leur centre, trois figurines – genre soldats de plomb qui sont aujourd’hui en plastique – représentant Napoléon à cheval.

D. R. : Seuls les titres différencient ces trois tableaux : « campagne d’Égypte », « Austerlitz », « Waterloo ». Ici, la « peinture » proprement dite est limitée aux cadres. Les trois tableaux parfaitement identiques sont tout à fait interchangeables. Leur titre et leur position donnent leur signification.
J’ai fait aussi une pièce qui se présentait comme une grande toile cirée rouge. Un petit personnage en plastique, au bord de la toile, agitait un drapeau rouge. L’ombre noire du drapeau se projetait sur la toile cirée. Titre de la pièce : « Le drapeau rouge planté sur Notre Dame qui rougissait de honte ».

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mis en ligne le 05/06/2006
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