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Dossier Denis Rivière
L’humanité croassante de Denis Rivière
Dossier Denis Rivière : L’humanité croassante de Denis Rivière par Laurent Thierry
Par Laurent Thierry
Denis Rivière, Sans-titre, série des corbeaux, 2003. 126 x 94 cm. Fusain et craie « Conté » sur papier Canson.Les corbeaux de Denis Rivière ont quelque chose d’émouvant et de pathétique. On le sait, le corbeau n’est pas l’animal le plus sympathique. Éthiquement, il incarne la fatuité. Visuellement, il évoque le charognard, et sur un plan strictement sonore, ses cris sont à l’opposé des gazouillis printaniers des loriots. La peinture de Denis Rivière aurait-elle l’ambition de réhabiliter enfin le corbeau ? On se souvient des peintres animaliers du dix-septième siècle spécialisés dans les volatiles, or ceux-ci se sont intéressés aux paons, aux perdrix, aux faisans, aux cacatoès, aux cygnes, mais pas aux corbeaux. Dans l’histoire de l’art, les corbeaux de Denis Rivière constituent donc une grande première. Mais attention, le tour de force de l’artiste est de réussir à nous rendre ses corbeaux sympathiques, humains, attendrissants.

Bien sûr, ils ont tout de même un air féroce. Leur noirceur majestueuse transperce le regard. Et leur vocifération étourdit le spectateur. Mais leurs jacassements évoquent plutôt des conciliabules désenchantés, des désespoirs secrets, de sourdes inquiétudes. Les voici réunis en groupe virevoltant sur un fond rouge autour d’une corde effilochée. Que complotent-ils ? Ils ressemblent à ces noirs échevins aperçus dans les portraits de groupes dépeints par les artistes hollandais du dix-septième siècle. Peut-être nos corbeaux se livrent-ils à un ballet d’intimidation en vue de s’arracher des préséances ? Il y a de la cruauté dans leurs ailes déployées, leurs becs acérés, et surtout dans leur plumage qui luit de teintes perle, outremer, granit, onyx, illuminant le noir ambiant de mille feux. C’est là le talent de Denis Rivière : donner au noir une apparence de légèreté et de lumière. Et puis, il y a cette danse des corbeaux, comme s’il cédaient à des rituels ancestraux, comme s’ils se livraient à des sabbats primitifs, à une sarabande infernale, à des querelles obscures, à des intrigues de confrérie secrète.
Denis Rivière, Sans-titre, série des corbeaux, 2004. 250 x 71 cm. Huile et acrylique sur toile.
L’arrière-plan des toiles est occupé par des fonds rouges tavelés de salissures sombres, obtenu par un travail sur la matière picturale, comme si l’artiste avait voulu opposer la forme vivante de l’oiseau au fond purement abstrait. L’étrange est qu’il n’y a aucun décor dans ces toiles, ou si peu : parfois un fil barbelé, qui sert de reposoir pour les oiseaux, une corde élimée, un ficelle distendue, un tuyauterie aléatoire dont la rouille laisse présager qu’elle est hors d’usage. Les corbeaux évoluent dans un univers désincarné, un lieu théorique : aucun arbre, pas de feuille, aucune nature n’est représentée, comme si les corbeaux étaient les seuls survivants d’un cataclysme. L’homme, certes, est présent, mais à travers son absence. Ici, un casque colonial abandonné, là un fauteuil paillé vide, un peu plus loin, des souliers isolés dans un désert jaune, et aussi, égaré dans un ciel d’Apocalypse, un bombardier américain en perdition. Nos corbeaux semblent presque regretter l’absence de leurs frères humains qui ont déserté la planète. Regardez leur allure à la fois féroce et navrée. Des airs de cruauté repentante. Parfois, nos amis volatiles se disputent une charogne. Et ils ne se font pas de cadeau, lorsqu’ils s’acharnent sur des cadavres : chairs, déchets informes, plumes éparpillées, lesquelles provoquent des tournois belliqueux en vue de s’accaparer d’improbables restes. Les oeuvres de Denis Rivière sont des visions de fin du monde, dans un univers où les corbeaux sont les seuls maîtres. Mais l’espoir n’est pas interdit. Il nous arrive d’apercevoir un papillon fragile, une rose rouge avec sa longue tige garnie de feuilles, une souris qui semble bravement tenir tête à un freux mi-menaçant, mi-surpris par la témérité de son adversaire. Ces fragiles créatures vivantes semblent dialoguer avec les corbeaux ébahis par la survivance de ces êtres lilliputiens, lesquelles suscitent presque la compassion des féroces volatiles.

Certains corbeaux ont le bec ouvert et semblent proférer sarcasmes et injures. Mais il n’y a rien d’agressif dans leur voix. Un cri d’angoisse davantage qu’une éructation guerrière. Une volonté de communiquer, une revendication d’humanité, un désespoir d’amour. Nos corbeaux ont des allures de reîtres sentimentaux.

Leur charme ne résulterait-il pas de leur profonde humanité ? On l’a compris: ces corbeaux, ce sont vous, moi, bref, nous les humains, avec nos angoisses, nos rouspétances, nos vanités, nos haines, notre solitude. Un tendre portrait de notre petite humanité guerrière, qui toujours croît et croasse.
Laurent Thierry
mis en ligne le 05/06/2006
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