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Lettre de ma campagne
Illusions lyriques, illusions perdues
Lettre de ma campagne : Illusions lyriques, illusions perdues par Humbert Fusco-Vigné
par Humbert Fusco-Vigné
Omerville, 15 avril 2007

RENÉ RÉMOND – IN MEMORIAM
René Rémond vient de mourir. Cette fois le choc est rude pour tous ceux qui l’ont connu et il m’atteint en profondeur. Avec Raymond Aron, ce maître a imprimé sa marque sur ma formation d’étudiant, c’est-à-dire sur ma vie. Tous deux, en effet, ont ensuite inspiré et orienté, en toute liberté et à mon niveau, ma manière de réfléchir (avant d’agir) sur le monde, le genre humain, l’histoire et la politique, donc la culture, les arts et les lettres. Nous sommes en foule et nous avons eu beaucoup de chance. Notre peine est à proportion. Cet intellectuel et militant catholique exemplaire, historien d’exception, écrivain au style fluide et à la plume magistrale, fertile de plus de trente grands ouvrages, professeur et universitaire, dirigea et redressa l’université de Nanterre après 1968 et tira de cette expérience politique un bon livre au beau titre : La règle et le consentement, gouverner une société (Fayard, 1979). Il aurait fait un grand ministre de l’Éducation nationale, mais ce défi qu’il aurait relevé et remporté ne lui fut à coup sûr jamais proposé par la classe politique ! Animateur puis président de la Fondation nationale des sciences politiques, il a été un des rares intellectuels et politologues qui ont dominé l’analyse et la compréhension de la politique, de son rôle et de ses évolutions dans notre temps. Il écrivit en 1954, à 36 ans, le livre qui le fit accéder à la célébrité La Droite en France de 1815 à nos jours. Il y dressait une sorte de typologie de la Droite française en trois familles héritées des conflits du XIXe siècle, la droite « orléaniste » ou libérale (politiquement !), la droite « bonapartiste » ou autoritaire et la droite « légitimiste » ou réactionnaire. Ce livre, devenu en 1982 Les Droites en France, est toujours d’actualité, même sous d’autres et nouvelles perspectives, notamment après la récente élection présidentielle. Je l’évoquerai plus loin.

René Rémond exerça un rôle risqué d’expert, qui reste sans doute à définir pour les historiens, en étant l’arbitre incontesté des sévères débats d’idées de l’actualité, nés des tragédies de l’histoire, comme en France le rôle de l’église sous l’occupation ou sa compromission aggravée, après guerre, en protégeant le milicien criminel Paul Touvier. Quand il fut élu à l’Académie Française, cette institution en forme de grande illusion des honneurs dans l’ordre des lettres fit de René Rémond un immortel que la mort vient de rappeler à elle, mais dont le défunt avait déjà choisi de triompher grâce à sa foi. Dans ces moments-là, la parole des Écritures revient en mémoire : Qu’as-tu fait de tes talents ! Lui en était pétri et il en a fait don sans compter. Il a instruit et formé, c’était son goût et ce fut son génie, des générations d’étudiants, de chercheurs et d’enseignants dont beaucoup furent, sont et seront des gens importants. Il était toujours disponible pour ses anciens élèves. En mai 2006, j’ai eu la chance de pouvoir échanger avec lui une chaleureuse correspondance à propos de son dernier livre Le nouvel antichristianisme (Desclée de Brouwer), que j’ai évoqué ainsi que la personnalité de son auteur en janvier dernier. Ce fut dans VERSO (N°44), à l’occasion de mon ultime chronique dédiée aux livres politiques avant l’élection présidentielle qui vient de se tenir : France politique année zéro, jalons pour reconstruire. Quelques mois avant de nous quitter, dans la querelle sur la repentance totale et sans appel que commanderait ou que nous imposerait aujourd’hui le passé colonial de notre pays, René Rémond avait accepté de prendre la tête du combat des historiens contre un projet de loi. Une fois votée, celle-ci leur aurait retiré le droit d’analyser, de comprendre et d’évaluer l’histoire, avec compétence et objectivité, dans les contextes des époques concernées, mais sans approche idéologique, dans le cas où leurs conclusions n’auraient pas été jugées politiquement correctes par les élus du moment ! Heureusement qu’il était là !

AVEC LUI À SCIENCES PO

Jean-Luc Chalumeau et moi avons fait connaissance en partageant le privilège d’être au siècle dernier deux des étudiants de René Rémond dont je fus l’assistant l’année suivante. Avec Jacques Giscard d’Estaing, jeune Auditeur à la Cour des comptes, René Rémond dirigeait ce qui était alors, notamment avec celle du futur président de la République Georges Pompidou, une des plus courues des conférences de méthode de la fameuse et importante « AP » de l’époque, l’année préparatoire, c’est-àdire la première année de Sciences po sur les trois conduisant au diplôme. Ce soir, j’éprouve une peine immense et aussi le trouble qui surgit de cette interpellation que constitue la disparition d’un maître. Son enseignement allait des rois thaumaturges chers à Marc Bloch, au sacre de Reims, aux pardons bretons, à la révolution, à la fête de la Fédération, à la nation et à l’identité françaises, des élections aux régimes politiques et aux conseils militaires de révision encore tenus à cette époque, à l’économie politique en France et en Europe, aux guerres et aux tragédies criminelles des totalitarismes du XXe siècle. Il voltigeait avec clarté et simplicité des idéalismes et des illusions lyriques de l’humanité aux cruautés et aux millions de morts qu’elles engendrent en réalité dans toutes sortes de domaines, du militaire à l’économique et au spirituel. Il y procédait avec une compétence, une intelligence des faits et un talent à nous les faire comprendre qui forçaient notre admiration et en passionnait beaucoup. Comme l’a résumé en 1999 la Secrétaire perpétuelle Hélène Carrère d’Encausse, dans sa réponse à son discours de réception à l’Académie française, Vous vous êtes battu - et vous avez gagné la partie – pour que s’efface la ligne de démarcation entre histoire révolue et présent historique. Ce combat a puissamment aidé les hommes à comprendre le monde dans lequel ils vivaient dès lors qu’ils pouvaient le déchiffrer à la lumière du passé.

En 1999, il précisa devant les académiciens français qui l’accueillaient : La connaissance du passé ne qualifie-t-elle pas l’historien pour déchiffrer le sens de l’actualité et discerner les parts respectives de la récurrence et de la nouveauté, tandis que l’observation du présent projette sur le passé, même bien connu, une lumière nouvelle ? René Rémond pensait que l’imagination était la première vertu de l’historien, et un de ses enseignements majeurs fut en effet de nous apprendre cette double démarche historique c’est-à-dire d’éclairer le présent grâce au passé mais aussi le passé en prenant appui sur le présent et l’actualité. Une démarche originale mais qui se révèle souvent fructueuse. En 1961, il avait fait un tabac en nous proposant, pendant plus d’une heure, dans le grand amphithéâtre de Sciences Po, une de ces analyses historiques comparées dans lesquelles il était passé maître. Il nous expliqua pourquoi et comment De Gaulle était en train de faire ce qu’il faisait pour l’Algérie. L’objectif de René Rémond était de mieux nous faire comprendre pourquoi et comment, un siècle et demi avant lui, Bonaparte avait agi de la même façon en Vendée pour mettre fin à une guerre civile qui avait été le fruit d’une perversion terrifiante de la Révolution. Nous l’avions tous, à la fin, acclamé pendant de longues minutes. Il en avait l’air heureux, serein et apaisé. Il était devenu comme un complice et notre ami, même quand nous épinglions, pour en rire, certains de ses tics professoraux. Aron rayonnait ainsi en Sorbonne. La conclusion acclamée d’un de ses cours sur les régimes politiques, au lendemain du coup d’État d’Alger de 1958 et du retour officiel du général De Gaulle au pouvoir en France est restée célèbre. Sur ces événements, il souhaita donner, sachant que ses étudiants les attendaient, son analyse, son jugement et son espérance. Cet impromptu reste dans ma mémoire comme un moment inoubliable de culture philosophique, historique, politique et humaine, et une belle illustration de la vocation même de l’Université.

Sans appartenir à aucune école, même s’il saluait et nous expliquait les contributions des grands historiens, René Rémond parvint, dans certains de ses cours magistraux de Sciences Po, à soulever, comme Aron en Sorbonne, et comme je viens de l’évoquer pour lui, l’enthousiasme estudiantin. C’était aussi et parfois le cas de quelques grands ténors des universités. Cet enthousiasme résultait d’abord pour nous du mélange subtil des connaissances et des capacités de réflexion qu’on venait d’acquérir de lui et d‘eux. Elles nous paraissaient lumineuses, mais se révélaient bien difficiles à retenir et encore plus à expliquer à notre tour avec clarté ! Nous le devions ensuite à leur autorité intellectuelle, mais aussi parce que leur enseignement engendrait en nous des illusions, avec les rêves que nous en tirions sur le champ, non sans excès de confiance dans la nature humaine, pour nous en bercer sans plus attendre, trop souvent à tort comme notre avenir le confirma, sur l’avenir de la France, de la politique, du nôtre et du reste.

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mis en ligne le 30/07/2007
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