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le dossier : Fabrice Hybert
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Entretien avec Thierry Laurent
T.L. : Vous voulez dire que l'art est une affaire d'entreprise à entreprise ?

F.H. : Pas systématiquement. Un artiste, et cela m'arrive fréquemment, peut aller voir seul une entreprise. Mais une structure comme UR facilite sa démarche.

A : Ce n'est pas l'idée de la société en soi qui est intéressante. C'est ce qu'on invente dans la société. Le fait que nous sommes un vivier d'artistes et que nous disposons de tous les moyens techniques pour donner forme à leur expression. Nous sommes à " I'interface " d'artistes et de créateurs qui appartiennent à d'autres champs de production que l'art, d'autre type d'économie. C'est cet interface qui est intéressant. Nous réunissons toutes sortes de pratiques différentes autour de l'art.

T.L. : Vous insistez sur l'importance de la production de l'œuvre, de son financement, et cela me paraît en effet essentiel. Mais est-ce considérer qu'il n'y a plus d'acheteur final d'une œuvre. Le marché de l'art a-t-il encore sa raison d'être dans une telle économie de production?

A : La vente de l'œuvre est un deuxième temps. Il faut d'abord produire pour vendre quelque chose.

F.H. : Le problème est que pendant pas mal d'années, on a valorisé uniquement la diffusion de l'art, dans les galeries, dans les musées. On ne s'est pas intéressé à la production. Alors que la plus grande partie de l'œuvre, j'entends de l'œuvre elle-même, se passe justement dans l'échange entre l'artiste et les personnes qui ont d'autres vocabulaires que le sien. Cette partie de la production est très importante. Il faut justement la rendre " belle ", et il y a un gros travail pour cela.

T.L. : Ne pensez-vous pas qu'il serait nécessaire en France, justement, de trouver des structures fiscales et juridiques qui permettent aux entreprises d'être productrices d'œuvres d'art?

F.H. : Exactement. Produire crée du travail. Et puis du vocabulaire. Je crois que les avantages fiscaux devraient concerner autant sinon plus les producteurs d'art que ceux qui l'achètent.

T.L. : Avantages fiscaux pour les producteurs ! s'il y a un message à faire passer, c'est celui-là?

F.H. : C'est impératif. Je crois d'ailleurs qu'un producteur de sport, un sponsor d'événement sportif, est défiscalisé, en tout ou en partie. En revanche, ce n'est pas le cas d'un producteur d'art.

T.L. : Un producteur de sport est défiscalisé et non un producteur d'art. Surprenant?

F.H. : Le problème est qu'en France cette notion de production d'art est encore mal comprise ou ignorée. Nous sommes plusieurs artistes, depuis dix ans, dont moi, à essayer de convaincre que l'art n'est pas une affaire de diffusion, mais davantage un lieu de production, de création et d'échange. L'art, cela peut être un événement qui dure une heure. Ce qui est produit n'est pas obligé de rester à demeure dans une galerie. Ce n'est pas intéressant, non vraiment ce n'est pas intéressant.

T.L. : Comment convaincre un chef d'entreprise qu'il doit consacrer l'argent de ses actionnaires à une œuvre qui ne dure pas, financer du vent ?

F.H. : C'est vrai: on en est resté à l'idée qu'investir dans l'art c'est comme investir dans la pierre.

T,L. : Justement, pour vous, I'œuvre d'art est-elle de l'ordre de la pierre immortelle ou du feu d'artifice ?

F.H. : Les deux. Tout est possible. Pourvu que l'œuvre d'art interroge sur son fonctionnement, qu'elle crée d'autres comportements par rapport à la vie, par rapport au quotidien. Il est très important que toutes les formes d'art puissent coexister.

T.L. : Reprenons la question de la diffusion. Est-ce dire que l'art peut se passer de " regardeurs "?

A. : L'art est fait pour être vu, mais plus nécessairement en galerie ou dans un musée. Je pense à l'œuvre Le plus grand savon du monde: il a circulé dans tous les centres Leclerc.

T.L. : Musées et galeries sont-ils obsolètes ?

F.H. : Non. Je dis que pendant trente ans les musées et les galeries ont été les seuls lieux de diffusion de l'art. Aujourd'hui il faut aussi trouver d'autres lieux.

T.L. : La ville par exemple ?

F.H. : Bien sûr. Mais la ville peut exposer d'autres choses que les œuvres d'art au sens strict du terme. Je veux dire par là que la conception de l'œuvre dans la ville est encore très restrictive. C'est une sculpture sur une place. Mais il faut élargir le champs de l'art. L'œuvre d'art peut être des arbres plantés différemment, la couleur du sol, un son, des couleurs particulières, un habillage pour la sécurité, pas seulement des pots en inox pour cacher les poubelles... Ce qui ne coûterait pas plus cher d'ailleurs

T.L. : À la Biennale de Venise, j'ai été frappé par une œuvre dont la seule matérialité était le bruit du vent enregistré et diffusé dans des haut-parleurs. Vous êtes d'accord avec cette conception dématérialisée de l'œuvre ?

F.H. : Complètement.

T.L. : Est-ce une manière de contester la prééminence du visuel dans l'art?

F.H. : Je n'ai rien contre le visuel. Une œuvre d'art peut être un dessin, qui peut être très intime, réduit, un échange entre une personne et une autre personne. Une œuvre n'a pas forcément besoin d'être exposée avec cent mille personnes pour venir la voir. L'œuvre existe en elle-même.

T.L. : Elle est partout parmi nous. On pourrait colorer l'air par exemple ?

F.H. : Tout à fait. D'ailleurs l'air, c'est bleu ? Non ?

A : Ce matin, je lisais un texte de Pessoa, il écrivait en 1917 que l'art abstrait est le nouveau mot pour la philosophie, et que la philosophie, c'est l'art de la pensée. On demeure toujours avec l'art dans l'abstraction. La création d'une œuvre d'art c'est la création d'une pensée et rien d'autre. Et la pensée est irriguée par tout ce qui nous environne.

T.L. : L'art comme adéquation de la forme à la pensée, c'est la vision hégélienne de l'art. Dans une perspective d'évolution historique de l'art, Hegel affirme que le seul support de la pensée, c'est la philosophie. Et en toute logique, il prévoit la fin de l'art, puisque le seul lieu de la pensée est le discours, le Logos, la dialectique et non la matière. Abandon de l'art, au profit du seul discours. Faut-il arrêter d' être artiste ?

A: Sans être philosophe, je dirai qu'il n'y a pas de limite à l'art. L'art c'est la pensée.

F.H. : Il y a une multitude de niveaux différents dans la pensée. La pensée n'est pas seulement un ordre ou une forme donnée: elle est beaucoup de choses différentes. Et tous ces éléments différents de la pensée doivent donner du visualisable. C'est comme dans un texte, il y a un mot, une syllabe, puis un groupe de mots, et puis un paragraphe. Un mot, ça ne dit rien en soi. Mais c'est pourtant indispensable.

T.L. : La pensée s'exprime à l'aide d'une suite de mots logiquement assemblée.

F.H. : Une œuvre visuelle de moi, souvent, c'est un mot, ou une phrase. Et puis fini.

T.L. : Donc chacune de vos œuvres visuelles est l'équivalent d'un mot ou d'une phrase à inclure dans un ensemble de travaux toujours plus vastes. Chacune de vos œuvres de vous n'existe que dans le contexte de votre production globale, production qui emprunte d'ailleurs à tous les genres: œuvres sur papier, vidéo, savon géant, hybertmarché...

F.H. : Oui, et rien n'empêche l'œuvre visuelle—I'équivalent d'un mot—d'être présentée toute seule. Cependant, régulièrement je réorganise tout, je procède au remontage global de mon œuvre à travers mes toiles homéopathiques, c'est là où je consigne toutes mes inscriptions, tous mes mots, tout mon vocabulaire visuel.

D.A. : Vous connaissez les peintures homéopathiques ?

T.L. : Ce sont de grandes peintures où il y a peu d'éléments visuels...

F.H. : Au contraire, il y a beaucoup d'éléments visuels. Enormément d'éléments visuels.

T.L. : Pourquoi appelez-vous " peinture homéopathique " des pièces où justement il y a beaucoup d'éléments visuels ?

F.H. : Parce qu'il y a beaucoup d'informations, et je préfère les distiller à petites doses. On en apprend beaucoup, par petites doses, et cela ne fait pas de mal. C'est mis sous forme d'une sucrerie gigantesque pour les absorber facilement. Tenez, regardez vous-même. C'est l'ouvrage où sont consignés tous mes dessins homéopathiques anciens.
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Jean-Luc Chalumeau
mis en ligne le 11/02/2002
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Lexique des termes employés:
Peintures homéopathiques:
peintures réalisées à partir de 1986, conçues comme des accumulations d'écritures, de dessins et de photographies. Sortes de grandes narrations, elles sont une mise en forme ludique et poétique de l'ensemble des préoccupations de l'artiste, scientifiques, économiques, écologiques, météorologiques. Processus d'élaboration de la pensée de l'artiste, elles témoignent en même temps de son désir de rendre visuel son cheminement mental. Les peintures homéopathiques témoignent de la place accordée par l'artiste au dessin et à la peinture, fondement de son œuvre proliférante qui se déploie par glissements successifs, correspondances et hybridation.


POF:
" prototype d'objet en fonctionnement " : instruments ludiques ou pratiques, invitant le spectateur à les expérimenter lors d'exposition conçues comme des centres d'essayages. Les POF échappent à la destination murale et contemplative de l'œuvre d'art pour inviter le spectateur à faire sa propre expérience du réel. Actuellement au nombre de cent cinquante, ils sont la synthèse de son œuvre. Invention née d'une idée, d'une phrase et continuée par des dessins, ils sont ensuite réalisés et présentés systématiquement accompagnés d'une vidéo les montrant en état de fonctionnement. Aucun POF ne naît d'un besoin. Les POF sont des objets de désir, de rencontres, leur univers est celui du rire et de la vie. Manipulés par le public au cours des expositions, les POF induisent de nouveaux comportements, de nouvelles manières d'être, ils sont une invitation à l'invention et à la pensée.


Le plus gros savon du monde:
réalisé en 1991, grâce à l'aide d'une entreprise marseillaise de détergents, il est inscrit du fait de sa taille démesurée dans le Guinness des Records. Présenté sur les parkings de centres commerciaux, il allait à la rencontre d'un public qui n'était pas forcément celui de l'art.

UR:
société fondée par Fabrice Hybert, destinée à donner corps à tous ses projets ainsi qu'à ceux que lui confient d'autres artistes. Entreprise destinée à produire au sens économique du terme une infinité de formes, d'objets, d'expositions.