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Dossier Antonio Recalcati :
Recalcati, les métamorphoses de l'empreinte
Dossier Antonio Recalcati : Recalcati, les métamorphoses de l'empreinte par Pascale Le Thorel-Daviot
par Pascale Le Thorel-Daviot

Antonio Recalcati vient de se réinstaller à Paris - il vivait entre l'Italie et Paris dans les années soixante, puis a voyagé un peu partout, mais voit aujourd'hui la capitale comme le lieu de son histoire.

C'est un grand appartement haussmanien des boulevards de la rive droite, encore pour partie vide, moyennement investi, où l'on peut voir un ensemble de tableaux de toutes époques et où les livres ont pris leur place dans les bibliothèques (Sade, sous toutes ses formes, écrits ou études sur, dans d'innombrables éditions, Genet: " celui que je préfère ").

Antonio Recalcati, le Pont Alexandre III, 1964, 100 x 160 cm Huile sur toile.Né en 1938 près de Milan, Antonio Recalcati arrête l'école à quinze ans et devient apprenti lithographe. Deux ans plus tard, en 1957, il se décide peintre et a sa première exposition personnelle à Milan. Les toiles de cette période sont informelles, en matière - comme il est de pratique à cette époque - et évoquent parfois des paysages (Vision marine, 1957). Il commence à venir régulièrement à Paris.

Recalcati coupe très vite court à l'abstraction: ses premières Empreintes sont exposées en octobre 1960 à Venise. Les Empreintes sont des autoportraits, comme - on le verra, l'œuvre est autobiographique. ~ Recalcati s'enduit le corps vêtu, voilé, de peinture avant de se i coller contre la toile (Figure d'homme, 1962). Les Empreintes sont de mains (Empreinte et apparition, 1960), de corps (1960), de vêtements basiques: Slip (1961), Maillots et slips (1961), Maillots et chaussettes (1961), Empreinte et jean (1961).
L'intensité des traces rappelle le Saint Suaire de Turin.
Alain Jouffroy consacre en 1975 un long texte à cette série. Il établit un lien avec les Anthropométries d'Yves Klein, conçues à la même période. Mais Jouffroy souligne: " Entre ces deux hommes qui ne se sont jamais rencontrés, et qui n'avaient à peu près rien de commun, il n'y eut sans doute, à part moi, qui les connaissais tous deux, que cet extraordinaire point commun: l'utilisation des empreintes humaines pour en finir avec les tabous de l'art abstrait ". Il ajoute: " Les Empreintes de Recalcati sont celles - négatives - de ses propres mains; de son propre visage, son propre corps et de ses propres vêtements, alors que les Anthropométries de Klein ne sont composées que ~ d'empreintes - positives - de " modèles " choisis par le peintre, et utilisés froidement comme tels.”

Il relève effectivement la différence - sémantique - entre le metteur en scène, en smoking, de pinceaux vivants qu'il ne touche pas, mais dirige sur fond de symphonie monoton, et celui qui met en jeu son propre corps, sa propre chair. Recalcati part de l'empreinte, de la trace, pour aller vers le geste, et fait un geste de l'empreinte; il est son propre pinceau, son corps est continuation du pinceau, il se macule le visage, le corps de peinture. (C'est le travail sur la marque, la trace, qui part de Burri et de Tapiès pour arriver, d'une part, aux expressionnistes viennois, comme Gunther Brus, aux artistes de l'art corporel, comme Michel Journiac - ceux qui viennent au geste ultime, celui de la fusion entre l'œuvre et leur propre sang - et, d'autre part, à ceux qui relèvent la trace du temps, le souffle de la présence, comme Giuseppe Penone).

Dans le même temps que ce travail sur la marque, Recalcati est de tous les combats de son temps. Dès 1960, il peint de grandes toiles politiques (série Une histoire pour Johannesburg). Puis il est proche du mouvement de la Figuration narrative. Il participe à des expositions historiques comme Mythologies Quotidiennes fait le voyage à La Havane et prend part à la réalisation du Mural, gigantesque peinture collective. Il évoque dans certaines peintures les tableaux d'engagement de Picasso, citant Guernica (,Da Picasso, 1963) ou La Colombe de la paix (Espagne, 1963).

En 1965, avec Gilles Aillaud et Eduardo Arroyo, il montre un polyptyque, qui est resté emblématique de l'époque: Vivre et laisser mourir ou La fin tragique de Marcel Duchamp. Les trois peintres y résument en cinq épisodes combatifs et narratifs et en trois phases artistiques (le Nu descendant l'escalier, Fontaine et Le Grand verre) l'ascension puis la chute imaginaire de Marcel Duchamp.

Recalcati réalise encore la série des Guillotines (31 janvier 1801, 1972 – 1973 -1974) là ou Warhol peint des chaises électriques.

Dans le même temps, avec une indépendance qui ne lui vaudra la fidélité d'aucun marchand — " Il y a une seule chose que j'aime, c'est ma liberté " : "Je n'ai jamais dit merci à personne. Ni merci ni pardon” — il peint des " paysages inutiles ", dans lesquels il mêle son travail sur l'empreinte à des semblants de chromos de Tour Eiffel et de vues sur la Seine (Paris, 1964) qui annoncent les Croûtes de Gasiorowski. Pour d'autres expériences ses faces voilées se démultiplient sur la toile comme dans les photos de Muybridge (Tomorrow more, 1966).

Après quelques voyages, un long séjour aux États-Unis (séries West 3rd Street, 1984; Afler Storm, 1987), une pratique de la poterie et de la sculpture au début des années 90 (si proches de l'œuvre peint que l'on pense à la phrase de Picasso: " La sculpture est le meilleur commentaire qu'un peintre puisse faire à sa peinture "), et avant tout une maladie qui le voit flirter régulièrement avec la mort, il boucle la boucle et se remet, non plus à imprimer, mais à peindre sa trace, avec la distance du pinceau. I1 " reprend les choses dès le début pour trouver un alphabet~ et donne naissance à une œuvre une fois de plus libre et insolente, proche de l'autobiographie, qui s'incarne dans de grands polyptyques. Il peint son ami le torero Ordoñez, un voyage à Essaouira (La mer à Essaouira, 1996). On retrouve les premières empreintes tracées par le pinceau (Le Maillot rose ou Slip, 1996).

En 1999, une empreinte de main, peinte, tend le pinceau à une main-squelette (Mano a mano); dans un autre Mano a mano, la main ne tient plus rien et ne laisse qu'une trace, rouge de sang.

Ces toiles rappellent les mêmes membres squelettiques, presque hyperréalistes, des années 70 qui rejoignaient déjà guillotine et pinceau (Sans titre, 1977).

Dans le même temps, la série Les questions du peintre évoque autrement la mort si proche. Recalcati conçoit un ensemble autour d'un rêve. Peut-être pense-t-il à cette phrase de Genet: "...et le rêve se cultive dans les ténèbres. Quelques hommes se complaisent dans des songes dont les délices célestes ne forment pas le fond. Il s'agit de joies moins radieuses, ayant le mal pour essence. Car ces rêveries sont noyades et enfouissements et l'on ne peut que s'enfouir dans le mal, ou, pour être plus exact, dans le péché.”

Il se remémore l'histoire mythologique de Charon qui, sur son bateau, transporte les âmes des morts, moyennant une obole, et leur fait traverser l'Achéron, l'un des quatre fleuves des Enfers, pour rentrer au royaume d'Hadès, le dieu des morts. L'histoire de Charon sans pitié qui ne permet pas le passage à celui qui ne peut s'acquitter de sa dîme,

Avec cet ensemble, Le livre de Charon, Le Naufrage de Charon, Le nu et la mort, etc, Recalcati renouvelle son œuvre, Les couleurs sont profondes, vibrantes, la touche légère, virtuose, Les grands fonds presque monochromes semblent des fenêtres ouvertes sur les mondes explorés par l'abstraction; les tons, les échelles des personnages n'obéissent à aucune règle. I1 devient évident que - alors que certains ont pu penser devoir éprouver de la réserve, du fait de l'apparente versatilité des périodes ou des styles, - Recalcati construit une œuvre d'une totale cohérence, et qu'il tourne toujours autour du même pot, celui de la trace. I1 affirme que " le rôle du peintre, c'est d'être un gêneur: de semer l'inquiétude et le doute ". Comme le rappelle d'ailleurs Gérard Régnier: " Un artiste est un criminel, un hors-la-loi un pervers. A cela près qu'il paye ses forfaits au prix fort, et d'une autre monnaie que celle dont on règle, en salle des ventes, une fois qu'il est mort. Son génie, quel est-il, sinon s'arroger sur le visible un droit de regard que le commun n'a jamais su prendre ? De là que tant de religions interdisent les images.”
Pascale Le Thorel-Daviot
mis en ligne le 01/09/2003
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