Réflexions
Du gris à l'imaginaire des couleurs
par Gérard-Georges Lemaire


Le gris est par conséquent une couleur qui, dans ses compositions récentes, a une fonction fondamentale pour l’entendement de sa démarche. : elle introduit une clause déroutante dans les arrangements scénographiques qu’elle instaure dans ses créations. Celles-ci impliquent du même coup l’apparition d’un sentiment majeur -, un sentiment qui n’est pas spleenétique à proprement parler, mais néanmoins empreint d’une douce et tendre mélancolie. À mesure qu’elle progresse dans cette relation intense et parfois conflictuelle entre les tableaux monochromes et les tableaux d’inspiration « lyrique » - une confrontation qui est l’essence de son œuvre –, on se rend compte, pour ces derniers, qu’elles tendent souvent vers le gris. Ce gris changeant apparaît comme l’expression la plus forte de son désir de trouver un moyen terme entre des tonalités fortes, parfois tranchées, qui sous-tendent des émotions fortes et sensuelles. Mais il faut aussi y voir un déplacement de son questionnement artistique. En effet, ces toiles laissent pressentir une tendance au dépassement de langages en apparences inconciliables. D’une part, elle s’oriente de plus en plus dans le sens d’une monochromie pure. Cette dernière se caractérise par une insistance appuyée sur la matérialité de la surface picturale. Elle s’avère sans cesse plus épaisse, rugueuse, irrégulière et en appelle à des sensations tactiles. Ce faisant, Mariantonietta Sulcanese s’éloigne de la plupart des doctrines précédentes sur la couleur débarrassée de toute forme et de toute construction architectonique qui repose sur un refus de la matière et donc d’une tierce dimension. Le relief qui lui tient à cœur est une façon de rendre le pigment coloré à la fois minéral et vivant, ce qui ne constitue un paradoxe qu’en apparence : c’est d’abord un artifice et, ensuite, ce ne sont que des impressions qu’elle veut faire éprouver à l’œil et à l’esprit et celles-ci sont de plusieurs natures simultanément. D’autant plus que cette surface, chaque fois diverse et modelée par le mouvement du pinceau, qui y dessine des lignes, souvent des courbes. Il se peut enfin que la matière se craquelle et se fendille, se creuse ostensiblement ou s’incurve de façon imperceptible : c’est ce que révèle un polyptique tel que Quattro versi di luce (2008). De la matière « vécue », éprouvée dans la chair, ressentie par les sens mis en éveil, l’artiste passe dans un des volets de son ensemble à sa représentation intersidérale. Ce n’est plus tant ce qui est perçu et éprouvé par le truchement des instincts et des émotions qui renvoient à l’expérience sensorielle – celle de la vue, cela n’est que la plus stricte évidence, mais aussi du toucher (son émergence, loin d’être indifférente, invite irrésistiblement à tendre la main pour y glisser les doigts et caresser la surface de la paume), comme si la peinture avait été préméditée pour un aveugle – qui s’affirme comme étant primordial, mais les rouages complexe de ses effets et de ses conséquences.
La mise en place de ce jeu à la fois physique et cérébral s’adresserait d’abord au corps puisqu’il exige, pour entrer dans l’œuvre de plain-pied, l’exercice des facultés sensorielles, sans le renfort de la conscience, de la mémoire et de l’intelligence, sans le secours de la raison. Mais cela nécessite aussi des mécanismes plus obscurs qui sont intimement liés à l’aventure de l’art et à sa manifestation. Ils engagent le corps autant qu’une l’abstraction mentale. Et, en fin de compte, c’est l’esprit qui affabule ce rapport aux sens, en rendant si prégnantes et si présentes ces impressions à fleur de peau. La combinaison de plages colorées souvent autonomes engendre des tensions tonales, qui se traduisent par des accords ou des dissonances, des mélodies ou, plus rarement, à des stridences. Les terres ocres, plutôt d’un orangé terrestre que d’un jaune poudreux, d’un rouge carminé plutôt que du pourpre de la tunique du Christ dans les retables du début de la Renaissance, ces bleus et, bien sûr, ces blancs et ces noirs sans compromis et pourtant dépourvus de dureté, forment des résonances de facture musicale. L’ouïe est à son tour convoquée. Tous ces accords et toutes ces ruptures d’accord tendent à des harmonies plastiques et donc sonores au figuré. Elles sont sans cesse perturbées par l’entrée en scène d’éléments plus ou moins contrastés ou ennemis. La perfection – qui serait la conclusion d’une construction savante et désincarnée des juxtapositions chromatiques – n’est pas ce que recherche notre peintre. En tout cas pas cette perfection-là, uniquement fondée sur la connaissance des liens qui unissent et désunissent les primaires et les complémentaires, qui organise avec méticulosité et parcimonie les complicités évidentes entre les moindres nuances du spectre. Ce vers quoi elle s’oriente est plus sophistiqué et forcément plus risqué : elle a la ferme intension de circonscrire un théâtre étrange et fascinant de la picturalité où plusieurs scènes se déroulent sur des plans ambivalents de tableau en tableau où jamais la couleur n’agit pour son propre compte, mais en fonction d’autres couleurs qui lui sont contraposées.

Il existe de nombreuses toiles de Mariantonietta Sulcanese où la représentation de l’univers céleste se propose comme une cosmologie. Celle-ci se propose comme une déflagration, un monde qui paraît naître dans un orage libérant des lignes comme des éclairs, des striures blanches, des nuées en extension. Sinon ce sont des pluies de couleur qui traversent l’espace comme dans L’incantesimo del giallo (2008) : dans cette œuvre, c’est le rouge qui domine avec des traces de noir, de gris et des bandes irrégulières de jaunes. Dans Il canto delle sirene, de la même année, les bandes verticales sont plus régulières et plus serrées – beaucoup de blanc, de noir, du jaune, du bleu et du rouge avec plus ou moins d’intensité. En sorte que la toile donne le sentiment d’un ruissellement où domine une fois encore le gris, le blanc et le noir. Dans Frammento, les bandes longilignes sont parfois minces, parfois plus larges. La peinture est un larmoiement métaphysique où surgissent de petites formes incongrues ressemblant à des bourgeons ou à de minuscules efflorescences, qui sont comme une signature.
Avec le temps, l’art de Marianronietta Sulcanese s’épure, mais ne perd rien de ce qui a fait jusqu’alors sa vérité : un passage constant de l’ambitieux désir de dire ce qu’elle recèle en elle par le seul biais de la couleur à celui, tout aussi élevé, de séduire et d’ensorceler par des arrangements de formes qui figurent son microcosme, avec sa dynamique et également ses douleurs et ses craintes. Ce va-et-vient est la règle de base de sa démarche artistique et elle a le mérite de bâtir un monde d’artifices linéaires et chromatiques qui n’a nulle part son équivalent.

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mis en ligne le 21/09/2009
 
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