Réflexions
Loques et inter-loques : la vie dans les plis
par Jean-Paul Gavard-Perret

Le tableau s'est mis à pâtir pour régner (R. Pinget).

L’art n’a pas basculé avec le Carré blanc sur fond blanc de Malévitch ou les Ready Made de Duchamp. Ces oeuvres ne sont que les conséquences d’un chamboulement antérieur. Tout fut joué avant. Il faut remonter à Nietzsche et à Courbet. En annonçant la mort de Dieu, le philosophe a signé la fin d’une certaine conception de l’art. Car si Dieu n’était pas mort pour tous, officiellement, la face de l’art sinon du monde en était changée. L’art sortait définitivement du sacré. Courbet entérina cet état de fait quelques années plus tard avec L’origine du monde. Il faut retenir de ce tableau moins sa pose scandaleuse ou obscène que ce que’elle-ci engageait : le retour au lieu de l’image la plus primitive et la plus sourde. Celle où tout commence, ici même, ici bas mais qu’on ne peut atteindre et dont Pascal Quignard a souligné toute la portée en 2007 avec son livre majeur La nuit sexuelle.

De religieux, de mont ou de surface de piété, le tableau s’ouvre alors sur un immense inconnu. Il n’est plus le lieu de la crucifixion ou des délices. La surface va prendre une autre nature voire être dénaturée. Certes il y aura encore bien des crucifixions - Picasso, Bacon, Otto Dix, De Kooning, Guttuso, Sutherland, Saura ne s’en sont pas privés, mais ce n’est plus le corps en tant qu’objet de représentation mais le corps même de la toile et ce que Didi-Huberman nomme dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, sa « stabilité(1) » Jusque là la toile revendiquait une sorte de stabilité et un statut immuable que Bram van Velde définissait ainsi de manière subjective mais néanmoins juste : « ce que j’aime dans la peinture c’est que c’est plat » (2). Soudain l’organisation et la visée de la toile, sa stabilité va se transformer. Des artistes non seulement vont inventer des formes qui sachent renoncer aux images mais ils vont traiter la toile afin qu’elle fasse obstacle à la représentation et fasse obstacle à tout processus de croyance devant l’objet nommé art.

Est-ce la seule manière d’affronter l'art ? Est-ce le seul moyen de franchir le pont entre le réel et sa représentation picturale ? Certainement pas. L’art contemporain se différencie par sa multiplicité d'approches. Toutefois, et parmi d'autres artistes modernes ou contemporains, Beuys et Tapiès ont choisi, comme ce dernier l'écrit, de « tordre la surface de la toile  dans un mouvement de supplice ou de crucifixion afin de la faire passer aux aveux (3)»  Tendue et plate elle aurait commis une "faute" qu'il convient à l'art contemporain d'expier. La toile " le paye" lorsqu'elle devient un objet dégoulinant d'une immense fatigue et qu'elle retourne à un état détritique que peut-être elle n'aurait jamais dû quitter, au moment où le beau est considéré comme une faute de goût, un concept qui ne veut plus rien dire ou, selon Deleuze, comme inadmissible dans la mesure où il n’est émis que par une pure subjectivité... (4)

La torsion de la surface que des Beuys ou des Tapiès ont non seulement pratiquée mais théorisée s'ouvre à une autre dimension. On la retrouve sous des formes plus complexes chez un Rauschenberg par exemple avec les collages et les assemblages des Combine Paintings, ou chez Mariette et ses poupées brisées héritières d'un Bellmer.  De tels artistes enseignent comment il faut aller chercher chaque fois un peu plus loin la surface. Celle-ci devient, par contrecoup, un ensemble de torsions et de distorsions (préciser le sens). Elle ne peut plus être le territoire de l'illusion sur laquelle un leurre viendrait se poser (revoir). Il faut cependant se demander quelle valeur d'échange esthétique provoque cette transformation. On s'interrogera donc sur l'effet de loque qu'une telle approche engendre et comment elle « inter-loque » le spectateur.

Tapiès paradoxalement trouve la clé de la transformation qu'il impose à l'art très loin dans l'histoire occidentale. Face à deux gravures sur bois colorié des années 1450-1460 d'anonymes allemands (Plaie du Christ et Croix du Christ) il découvre une masse ourlée, un organisme qui évoque un tissu froissé, chiffonné. Il retient l’idée (préciser) non seulement que le Christ habite sa propre mort comme un enfant à naître occupe le giron de sa mère mais que la toile, si on la détend, peut ne plus se contenter de fonctionner comme une simple matrice dans (changer) laquelle l'image viendrait reposer. Sa capacité à être mère de l'image s'efface. Par sa texture travaillée à dessein elle peut devenir marque en elle-même du travail formel. Elle sort du rôle de support en un paradoxe topologique. La toile devient le « nœud », la partie centrale de l'image en trouvant soudain une autre spatialité à cheval entre la peinture et la sculpture. La toile devient non une surface plane mais un ensemble de parties convexes (utérus, creux) et concaves (coeur vulnéré) (j’ai coupé) qui s'écartent et se révulsent dans le jeu des plis.

1 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Paris : Minuit, 1992)
2 In Collectif, Celui qui ne peut se servir des mots : A Bram van Velde (Fonfroide le haut, editions Fata Morgana, 1975)
3 Catalogue Museo Nacional Rena Sofia, Madrid, octobre-novembre 2000, repris pour l’exposition Tapiès, (Toulouse : Les Abattoirs, 2001)
4 Gilles Deleuze, Un Nouvelle Archiviste (Fonfroide le Haut, editions Fata Morana, 1972)

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mis en ligne le 21/09/2009
 
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