Réflexions
Loques et inter-loques : la vie dans les plis
par Jean-Paul Gavard-Perret

L'habituelle tension de la surface qui marque l'adéquation de l'art à l'être connaît en de telles approches non pas une déchirure mais un effondrement. L'oeuvre n'est plus une vue de l'esprit. Et si chez Oldenburg ou Beuys l'art possède une force de mimesis, c'est pour nous faire ressembler à une outre vide. De se retrouver coupée de la tension de son cadre, la surface démembrée neutralise le corps et son identité. Elle fait se déplacer la question du qui je suis au si je suis. Et la réponse est assez explicite... Toutefois le regardeur s'accroche à ce qui reste. A une peau morte succède une  autre peau morte en un cercle vicieux. Chaque toile (ou plutôt ses vestiges) ne trame qu'un tissu précaire. La peau cède même si quelque chose vibre encore en elle, semble nous soulever pour nous abreuve d'un sang inconnu. Se construit une surface torsadée comme dénuée de dessous et de chair. Les pendaisons de Beuys par l'acte de puissance qu'elles impliquent peuvent faire référence à un genre tombé en désuétude mais  renaissant : la vanité ou au moins sa guenille, son suaire qui donne à voir les blessures de l'être mais dans lequel on peut trouver un confort nécessaire.

A ce titre une oeuvre capitale de Antoni Tapiès, bambou et toile suspendue ? est caractéristique des dégâts collatéraux créés volontairement par Oldenburg et Beuys. Tapiès a chiffonné une toile peinte à l'huile puis l'a ramassée sur elle-même afin de la réduire à l'état de loque que l'artiste a ensuite passée sur une tige de bambou à laquelle elle est pendue. Cette surface en lambeaux, rudimentaire et violente, à elle seule représente le drame qui traverse l'oeuvre du créateur catalan. Elle prend ici par la concentration de plis multiples une intensité d'exception. La surface-haillon  se dévoile de manière plus éloquente que lorsqu'elle est simplement tendue et selon l'artiste, « l'inconscient lui-même est une peau, mais une peau plissée et fuyante » (12). La torsion de la surface s'ouvre à une autre dimension qu'on retrouvera d'ailleurs chez Rauschenberg avec ses collages et ses assemblages des Combine Paintings qui incorporent des éléments souples qu'il laisse pendre sur la toile ou sur les bords du châssis. (Passage coupé) Elle ne peut plus être le territoire de l'illusion sur laquelle le leurre de l'image vient se poser comme un vieux mur où les ongles du soleil se brisent à mesure que notre hiver nous endurcit, nous affaiblit.

Ce travail d'appauvrissement (pour certains de désillusion, de lâcheté, d'abandon ou de renoncement) se double d'une opération matérielle fascinante. Elle fait signe vers ce qu'on peut encore appeler un registre liturgique mais sur un mode qui n'est plus identificatoire ou spéculaire. Il fait figurer non seulement le figuratif dans le figural mais aussi et par voie de conséquence la vue dans la vision. Toute la force des constructions de Tapiès avant hier, de Rauschenberg hier ou encore d'Evelyn Ortlieb aujourd'hui tient à la violence de telles approches. Ce qui jaillit semble provenir directement de la manière et non du discours événementiel que tient l'image. D'où la vertu de spéculations que Didi-Huberman nomme « atterrante (13)» et qui permet de ne plus regarder le tableau de face et encore moins vers le haut, mais en une prise qui précipite l'oeil vers le bas. La peinture n'est plus ce qui vient en couche recouvrir le support. Plus question de parler à son sujet d'onction picturale. Elle n'est plus figure figurée mais figure figurante. Par effet de plis surgit un autre lointain. Là où la toile se défigure de son aura, soudain emplie de plis, de nuits, de débris surgissent ses « cris en trombes lentes (14)» comme l'écrit Michaux dans La vie dans les plis.

Pas tout à fait réduite à néant, mais devenue ombre d'elle-même, la surface s'efface et on assiste au trépas de l'image en tant que représentation liturgique pour laisser place à une autre image plus naïve, sourde, brute, primitive. Il ne s'agit plus d'un seuil ou d'un espace de recouvrement où un placebo iconographique viendrait nous faire du bien. (j’ai coupé). L'écran-miroir plat que nous appelions jusque là de nos voeux et que l'histoire de l'art nous a appris à attendre et contempler disparaît. La surface se trouve transposée. Elle n'est plus visible en deux mais en trois dimensions et quitte son champ de perception pour un autre (idem) Emerge le réalisme de la nuée déchirée et de la clarté déchiffrable et désirable éloignée de celle du tableau traditionnel qui ouvre selon le poète Yves Bonnefoy  « à une joie mélancolique (15)» disparaît : le soyeux et le lissé laissent place à l'accident, au noeud, à l'ornement de ce qui jusque là servait de support ornement.

Sur une telle surface sans surface, le silence se fait. Beuys, Oldenbourg et les autres ont compris le profit et le défi d'une telle pendaison. (...) Le regardeur se demande : que faire ? Que dire ? La souffrance est là comme toujours.  Par de telles mises en abîme de la surface  l'image se défait en une forme d'entente tacite avec la mort. Il y a une chute, une projection. Créer n'est plus mettre de l'ordre, c'est  entrer dans le silence, là où ça pend. Nous sommes jetés là-devant, comme devant des cadavres qu’on n’a pas pris le temps de dégager de leur collet. C'est, selon Beuys, la manière de « préférer la douleur de la nuit à la splendeur du jour (16)». Pouvons-nous supporter une telle confrontation, pouvons-nous rester droit comme des i devant de telles surfaces sans surface, tordues et sans issue, devant cette nouvelle nudité de l'image qui feuillette ce qui jusque-là était couvert ou recouvert ?

12 Antoni Tapiès, L’art contre l’esthétique, (op. cit)
13 Georges Didi-Huberman, Phasmes, (op. cit)
14 Henri Michaux, La vie dans les plis, (Paris, La Pléiade, Gallimard, 2006)
15 Yves Bonnefoy, Traité du pianiste et autres écrits anciens (Paris, Mlarcure de France, 2008),
16 Glenn D. Lowry, Moma Highlights, (op. cit.) meme page.

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mis en ligne le 21/09/2009
 
action d'éclat