La chronique insolente de Gérard-Georges Lemaire

UN ART QUI VAUT SON PESANT D’OR *

par Gérard-Georges Lemaire

Tout commence peut-être par la Brique d’Alexandre Babeanu, une « sculpture ultra-réaliste en or » qui pèse 996,5 milligrammes, estampillée et numérotée 68 3404, placé dans un coffret exécuté spécialement par Cartier. La quasi-adéquation d’une œuvre d’art et d’un lingot d’or est sans doute le commencement d’une relation nouvelle (et perverse) entre les artistes et les matériaux.

La majorité des grandes civilisations antiques ou disparues dans d’autres continents, des Egyptiens aux Aztèques, des Scythes aux Romains en passant par les Japonais de l’ère classique ont utilisé l’or pour leur liturgie religieuse, des statues aux objets du culte, mais aussi pour les arts décoratifs comme signe tangible de richesse et de pouvoir.

Le monde chrétien, dès que l’Eglise se constitue comme pouvoir spirituel et terrestre à l’époque de ses Pères fondateurs (Ambroise, Augustin, Jérôme…), est également placé à l’enseigne de l’or – avant que Byzance n’exerce son influence sur l’Italie de l’Adriatique, d’abord à Ravenne, à Venise ensuite – Le prouve, par exemple, la coupole de la chapelle de Saint Aquilin dans la basilique de San Lorenzo à Milan (Le Christ parmi les apôtres, quatrième siècle de notre ère) et surtout, dans le même édifice, l’extraordinaire Ciel d’or du Sacello di San Vittore. A Ravenne, se trouvent les étoiles d’or qui entourent la Sainte Croix dans le mausolée de Galla Placida.

Par la suite, pendant tout le Moyen Age, l’or occupe une place essentielle dans les ornements ecclésiastiques. Son usage est la cause de débats théoriques violents. Les retables, d’abord en pierre ou en bois, se couvrent d’or au quinzième siècle. Et, à peu près à la même époque, les peintres se servent de fonds d’or pour leurs représentations du monde sacré. L’œuvre de Paolo Veneziano est là pour en témoigner, parmi tant d’autres.

Puis l’or disparaît – au profit du noir dans un premier et, ensuite, d’une iconographie qui se dispense le plus possible et de l’une et de l’autre pendant toute la Renaissance. Ce n’est qu’à Venise que l’or conserve toute son aura magique. Les deux Danaé du Titien la première réalisée entre 1545 et 1546, Naples, Galleria di Capodimonte, la seconde, en 1554, Madrid, (musée du Prado) montre la jeune femme nue allongée sur un lit alors qu’une pluie de pièces d’or tombe du ciel pour se répandre sur elle. Mais c’est surtout dans l’agencement des couleurs que l’or triomphe chez ces artistes, car ils ont le goût de rendre des teintes mordorées dans leurs compositions.

L’or n’est plus, les siècles suivants, qu’un sujet qui reprend la plupart du temps des thèmes traditionnels. Il faut attendre la venue de James McNeill Whistler ou de Gustav Klimt (la frise de Beethoven au pavillon de la Sécession à Vienne) pour que ce métal précieux redevienne un élément prégnant de la création plastique.

L’arme moderne le boude. Il n’y aura guère que Giacomo Balla pour en faire un usage assez modeste.Ce n’est que bien plus tard, aux Etats-Unis qu’il fait un retour inopiné et spectaculaire. En 1953, Robert Rauschenberg exécute un assemblage qu’il recouvre de feuilles d’argent et d’or. C’est une date-charnière, car il est sans doute le premier à utiliser l’or non plus en référence au passé (comme Klimt, qui récupère à sa façon l’héritage byzantin), mais comme matériau lui permettant de recouvrir des feuilles de papier journal, leur attribuant de la sorte une autre signification. Quatorze ans plus tard,  Chris Barker, avec son Art Box (I& II) présente une boîte à peinture tout ce qu’il y a de plus banale et une palette en acier chromé et cuivre doré. Il accomplit un geste crucial, car, d’une part, il pousse l’artifice à son comble, de l’autre, il nous fait prendre la proie pour l’ombre (nous sommes donc au-delà de l’artifice). Et, en engendrant ce leurre, il établit une équivalence entre l’objet (l’œuvre d’art supposée) et sa valeur dans l’absolue.

Déjà en 1960 Yves Klein avait pensé et réalisé ses Monogolds. Il les a voulus dans une relation trinitaire avec le bleu et le rose. Il avait même eu l’idée de présenter un polyptyque noir, or, bleu, rose et argent, mais il n’a pas développé cette proposition. Il fournit une explication de sa relation particulière à l’or qui n’a d’égal que celle qu’il entretient avec son bleu IKB : « Je suis assailli par les monochromes or. Aujourd’hui, ils m’éblouissent, et brillent par-dessus tous les autres jusqu’à les écraser…. Je pense à l’or; mais à un or sans forme définie: diadème, pendentif, monnaie, etc. Ni, non plus, à un or naturel (pépite, poussière, etc.) ; Mais à quelque chose que je formule ainsi: à une pesanteur-lumière. Même naïvement, l’or est « alchimique ». Et plus encore que les autres matières qu’il emploie, l’or est la signature alchimique de K. Quelque chose comme un sceau, une trace individualisée, qui parachève jusqu’à l’éblouissement le succès d’une œuvre»
Alberto Burri a lui aussi utilisé l’or dans ses œuvres, de manière directe ou indirecte, pendant les années soixante-dix, dans le grand cycle des Celottex.

Le phénomène est aussi impressionnant que déconcertant : ces dernières années, l’art contemporain ne cesse de multiplier les créations où l’or entre en jeu. De Tom Sachs à Gianni Burattoni, d’Umbero Mariani à Jannis Kounellis, de Gino De Dominicis à Jean-Pierre Raynaud, de Jan Fabre à James Lee Bryars (la liste est sans fin, sans parler des artistes qui ont engendré des simulacres, comme Jean-François Bory), les artistes ont éprouvé le désir de faire des œuvres dans ce matériau coûteux. Les questions que pose cette pratique sont sans nombre. Anne-Marie Charbonneaux, dans ses recherches minutieuses, a pu en établir une nomenclature vertigineuse.

L’une des clefs de cette activité somme toute étrange dans sa prolifération à l’échelle mondiale ne serait-elle pas la faculté d’espérer que la valeur d’échange de ces créations pourrait être équivalente à son poids d’or (réel ou fantasmatique) ?
 
 

mis en ligne le 26/01/2010
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