La chronique insolente de Gérard-Georges Lemaire

UN ART QUI VAUT SON PESANT D’OR *

par Gérard-Georges Lemaire

Tout commence, dans une optique radicalement différente, avec Joseph Beuys. D’abord parce qu’il a utilisé de l’or dans l’une ses performances les plus brillantes et les plus intrigantes : Comment expliquer des tableaux à un lièvre mort – une performance qui a eu lieu en 1965 à la galerie Schmela de Düsseldorf alors que le public restait à l’extérieur. Elle est restée si fascinante que l’artiste Marina Abramovic l’a répétée en 2005 (au féminin et avec des variantes) en se couvrant le visage d’or dans une extrapolation qui se situe entre le pastiche et la parodie. Son interprétation demeure difficile à expliquer de nos jours. L’artiste a fourni quelques éclaircissements sur les éléments mis en jeu, mais qu’il se soit recouvert la tête d’or demeure une énigme. Cet or a sans doute une fonction symbolique par rapport au feutre, à l’acier, à la graisse et au miel.Le lièvre (j’en ai longuement parlé dans un essai lors de la Biennale précédente -cf. Risk -), qui est une constante dans son travail depuis la Symphonie sibérienne (1963) et les nombreux dessins exécutés avec le sang de l’animal. Quand il prépare en 1982 son opération spectaculaire de la plantation des sept mille chênes qu’il prépare pour la Documenta de Kassel, il décide de faire fondre une copie de la couronne du tsar Ivan le Terrible pour en faire un lièvre d’or, Le Lièvre pour la Paix (Der Friedenshasen).

En dépit de la présence de l’or dans son « action » et dans la conception de cette sculpture, ce n’est pas ce métal qui est au cœur de ses préoccupations, mais l’économie et la circulation de l’argent.

Il a élaboré une philosophie qu’il a résumée dans un opuscule intitulé Aktion Dritter Weg, paru en 1978. Sa pensée repose alors sur la conviction d’une catastrophe imminente. Elle recherche une civilisation nouvelle. Pour y parvenir, il propose l’« Action troisième voie », qui consiste en une collaboration étroite entre les hommes des pays riches et des pays pauvres. Les solutions qu’il énonce ne sont ni absurdes ni irréalistes, même si « le dépassement des contradictions » est son objectif final. Cet objectif serait une « écologie » en réponse au saccage de la nature, à l’« appropriation privée ou nationale de la terre », et la fin du gaspillage général, résultat d’une perversion générale des valeurs.

L’idée de Beuys est d’abord éthique et politique, mais aussi économique. Elle implique un « nouveau concept de l’argent qui synchroniserait le système monétaire avec le système intégral de l’économie ». Dans cette optique, il développe une théorie « de l’échange et de la tromperie ». En examinant l’état de l’économie de marché, il s’arrête sur la notion d’argent « comme un moyen d’échange, comme une marchandise, dans l’économie fondée sur l’échange des marchandises ». Il introduit ensuite une donnée d’ordre psychologique : l’effet aveuglant qu’il « exerce [sur les hommes ] est tel qu’ils ne sont plus en mesure de distinguer la réalité. Ils élèvent l’argent en un système anonyme de leur domination ». Beuys en déduit qu’ils se transforment en marchandises. L’argent s’avère une entité autonome qui s’autogénère. Il démontre que son nouveau concept d’argent veut que les processus dans lesquels il intervient « ne sont plus des questions économiques, mais une question de droit ». Dans le système mondial de production et de consommation, l’argent perd tout sens juridique. Ou, tout du moins, les entreprises et les banques, grâce au pouvoir qu’elles ont acquis, imposent un autre sens du droit. Cette prédominance fait obstacle à « toute tentative de réaliser une démocratie libertaire ».

Beuys préconise le dépassement des « rapports salariés », de la « propriété privée », du « principe de profit » par l’autogestion, donc le contrôle démocratique. D’où un « ordre économique organique » qui mettrait fin à la domination « autocratique » des productions.
Le but suprême de la Coopérative ou du parti qui pourrait naître de sa critique recherche la seule émancipation de l’homme.

Mais Beuys émet un doute et ne voit qu’une solution : « Dans cette situation, l’unique espérance que nous avons dépend de la force énergétique, qui vient d’une vision nouvelle ». C’est un « réalisme utopique » (ou une « utopie réaliste ») qui pourrait (peut-être) provoquer une dynamique assez puissante pour rénover le système de fond en comble, au-delà du communisme et du libéralisme capitaliste. Ce faisant, il a anticipé la situation que nous sommes en train de vivre. La seule chose qu’il n’a pas imaginée, c’est un concept paradoxal : le communisme ultra capitaliste.

Toute l’œuvre de Beuys tourne autour de ces questionnements. Il y a incorporé les problèmes de son temps, les a transposés et a défié les lois du marché de l’art comme métaphore du marché global. C’est pourquoi il continue à gêner car il a instauré un jeu déroutant entre l’esthétique et les mécanismes régissant la vie moderne, qui sont loin de ces considérations liées à l’art.

mis en ligne le 26/01/2010
pages 1 / 2 / 3 / 4 / 5
suite >
< retour
IV
 
action d'éclat