Le théâtre
Le mot et l'image
par Pierre Corcos

      On peut aussi bien entendre le Verbe évangélique que le délire surréaliste, dans la poétique parole de Joseph Delteil, percevoir l'archaïsme paysan et réactif ou alors ce panthéïsme vitaliste en expansion continue... On peut également rejeter cette figure sauvage, têtue, rebelle, ou aduler le sage rustique qu'à la fin de sa vie (1978) il était devenu. Le procès, ouvert puis refermé, oublié, de cet écrivain fut sans doute instruit à cause d'une parole, dérangeante et visionnaire, qui enthousiasma - tout comme celle de Lautréamont - les initiateurs du surréalisme, séduisit des peintres (Chagall, Delaunay, Soulages), et passionna des écrivains (Miller, Céline), mais qui fut aussi méprisée par un certain nombre de critiques et d'universitaires...
Et Adel Hakim, adaptant et montant François d'Assise libère à nouveau cette parole vive, incitation à une expérience à la fois mystique et profuse de la réalité : "un développement suraigu de l'imaginaire, développement si puissant que les visions deviennent réalité, que la parole devient chair", écrit Adel Hakim, rendant hommage aux mots de Joseph Delteil, "foisonnants, jaculatoires" et qui provoquent les sensations... Ainsi, loin de se contenter de désigner des objets ou d'exprimer une pensée, voici donc des mots qui suscitent des images, mais à un tel coefficient de réalité qu'elles en deviennent hallucinations, agissant même sur le corps ! Dés lors, pas besoin (ou si peu !) de décors, d'accessoires théâtraux : le comédien (Robert Bouvier) déclame les paroles de Delteil, et voici, devant nous, la campagne d'Ombrie au XIIIème siècle, la ville d'Assise et ses bonnes gens, l'ermitage de la Portioncule, ou la passion du Christ !... Ceux qui ont lu Sur le fleuve Amour ou Jeanne d'Arc de Joseph Delteil savent qu'il n'y a nulle exagération à dire que les mots de ce poète créent les choses. Les rhétoriciens - sans nous en donner la recette bien sûr - nous parleront de la figure de l'"hypotypose" qui, d'un récit ou d'une description, s'entend à faire un tableau vivant ou même un film... Les linguistes, eux, nous parleront de l'"aura" des mots... Mais le mystère demeure, une telle puissance d'évocation ayant sans doute à voir avec la justesse, l'intensité, la précision de l'image dans l'esprit de l'auteur au moment où il écrit, et avec la musicalité, le rythme de la parole qu'il a pu ensuite libérer.

      Notre civilisation technologique déborde d'images : affiches, cinéma, télévision, internet, mangas, vidéos, etc. Au point qu'un nombre croissant d'individus sont fâchés avec les mots, lisant de moins en moins, écrivant des messages ultra-courts (SMS). D'un autre côté, bien des textes produits (informations) sont fonctionnels, techniques ou abstraits. On pressent bien ainsi ce qui peu à peu se dégrade : le lien du mot et de l'image, au coeur du travail poétique. L'image littéraire nous dit beaucoup à la fois, et des choses intérieures ou extérieures qu'on ne saurait pas dire, souvent, par d'autres biais... Un certain nombre de figures de rhétoriques actionnent l'image mentale à travers les mots.
Pour André Breton, il y avait "image surréelle" quand l'expression "recèle une dose énorme de contradiction apparente" ou quand elle est "d'ordre hallucinatoire"... Nous avons pris deux exemples théâtraux qui procèdent du surréalisme, mais nous aurions aussi bien pu nous tourner vers le théâtre symboliste. Le plus important est que la scène conserve cette possibilité aujourd'hui de restaurer, exalter un lien entre le mot et l'image que notre monde abîme. Cela n'est pas gagné : en effet l'on trouve de plus en plus de spectacles farcis d'images concrètes mais peu ou prou silencieux, ou alors des pièces bavardes, riches en rebondissements, des pièces didactiques, où la sollicitation, la stimulation de l'imaginaire est presque nulle. Grâce soit rendue à tous les metteurs en scène qui sauront ravir le spectateur avec des textes qui rappellent l'anagramme éclairant du mot "image" : "magie".

Pierre Corcos

Le théâtre : Le mot et l'image par  Pierre CorcosLe théâtre : Le mot et l'image par  Pierre Corcos
© Patrick Fabre
mis en ligne le 06/10/2010
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