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Réflexion critique
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Que connaissons-nous de la Slovaquie ? En fait rien. L’ouvrage collectif présenté par Catherine Servant et Etienne Boisserie, La Slovaquie face à ses héritages permet de mieux comprendre l’histoire de ce petit pays qui, avant d’avoir été uni au peuple tchèque au lendemain de la Grande guerre s’en est finalement séparé après l’effondrement du glacis communiste – dans des circonstances bien bizarres car aucune consultation populaire n’a été organisée ni d’un côté ni de l’autre. Dans ce volume, on apprendra quelles ont été ses relations avec la Hongrie, sa spécificité culturelle. Et les plus séduisantes de ces études sont sans aucun doute celles qui parlent de la poésie contemporaine, des développements actuels du roman, les rapports avec le monde culturel tchèque. C’est un livre savant mais qui a le mérite de ne pas s’enfermer dans la seule contemplation d’un passé révolu. Et c’est le seul qui puisse nous informer sur ce pays qui a rejoint la communauté européenne en catimini.
La Slovaquie face à ses héritages, Catherine Servant & Etienne Boisserie, L’Harmattan.

Sainte et maudite Russie

Le portrait qu’Ivan Bounine a fait de Tchékhov est teinté d’angélisme : l’auteur des Mouettes est un homme dépourvu de défauts et chargé d’une humanité sans pareille – mais il n’apparaît pas moins complexe et tourmenté. En fait, il s’agit d’une véritable relation amoureuse dont nous parle l’auteur, qui met en avant tout ce que le grand homme a dû subir (la maladie, la médiocrité des hommes, le manque d’amour, etc) Mais Bounine est d’abord honnête et même s’il trouve son ami génial et sans défaut, il a le mérite de présenter sa vie et surtout sa vision de la littérature sans emphase et en respectant la simplicité des propos qu’ils ont échangés.
Anton Tchekhov n’a jamais écrits de recommandations à ses pairs. Mais on a eu l’idée excellente de constituer une anthologie de ses écrits sur la littérature, extraits de notes, de souvenirs ou de lettres. Il a des points de vue toujours simples, clairs et visant l’essentiel. Tchekov est le porte-parole d’une littérature concentrée, condensée, se résumant à des situations simples (lui et elle, dit-il quand il reproche à ses contemporains de multiplier les personnages) – ce qui ne veut pas dire que sa littérature est simpliste car au contraire ce dépouillement lui permet de rendre des situations complexes. Ce recueil éclaire la démarche d’un écrivain qui démontre une méfiance à l’encontre de tout ce qui est extérieur à la chose littéraire (en particulier la politique, même s’il approuve l’attitude de Zola lors de l’affaire Dreyfus). Et, en plus du fait qu’il éclaire la personnalité de l’auteur, il pourrait servir de base de réflexion à tout écrivain débutant.
Sergueï Essenine, telle que le présente Christiane Pighetti, semble une sorte d’illuminé qui a traversé en aveugle les événements qui ont secoué la vieille Russie qui s’est rapidement transformée en forteresse assiégée du socialisme. Elle montre le jeune poète en touloupe et portant des bottes en feutre qui arrive à Saint-Pétersbourg en 1905 et y séduit les femmes sans coup férir. Elle le montre porté en triomphe en 1921 et elle parle de " la folie Essenine ". Quand on lit le Journal d’un poète, on découvre peut-être autre chose : un écrivain qui tente désespérément d’adhérer à un mythe – celui de la Russie éternelle pour dire les choses rapidement – auquel il a dû croire, mais qui l’a toujours mis en difficulté. Et quand la Révolution vient le mettre à mal, le poète est submergé par le doute. La publication de ce Journal d’un poète doit être salué comme un événement car cette autobiographie est une œuvre fascinante où Essenine a forgé sa propre légende mais où il a mis à nu tout ce qui le transporte, le tourmente et le déchire.
Journal poétique, traduit du russe et présenté par Christiane Pighetti, La Différence.


Quel destin que celui de Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov ! Il a bien des traits communs avec les grands créateurs qui ont vécu et travaillé en URSS pendant la période stalinienne : Chostakovitch, Pasternak, Prokofiev, Essenine, Eisenstein. Ils ne font pas partie de ceux qui ont été liquidés froidement. Ils ont parfois été loués et même adulés. Mais tous ont connu l’humiliation, les interdits, parfois les autocritiques publiques. Leur existence n’a souvent tenu qu’à un fil et jamais ils n’ont connu la tranquillité d’esprit. Poussé par la nécessité, n’ayant plus les moyens de pourvoir à sa subsistance, il supplie Gorki de le laisser émigrer. Rien à faire. Alors il écrit des pièces qui, la plupart du temps, ne seront pas représentées. Mais, au début de 1932, miracle : Staline décide que sa pièce, Tourbine soit reprise et reste inscrite au répertoire. Cette même année, après avoir écrit une pièce sur Molière, il se lance dans la rédaction d’une biographie du grand dramaturge. Boulgakov divorce, se remarie, se bat pour son théâtre, installe sa famille à Léningrad et, à l’automne, son Extravagant M. Jourdain est donné au théâtre Zavadski. Une autre pièce Molière qui devait être donnée au Théâtre d’Art voit ses répétitions interrompues. L’année suivante, il achève son livre, mais les éditeur veulent le remanier – ce qu’il refuse. Il commence Le Maître et Marguerite. Sa Vie de Molière ne paraîtra jamais de son vivant. Il tente toujours d’obtenir la permission de partir. Gorki reste sourd à ses appels. Les pièces se succèdent, les unes sont apprécies, les autres, censurées. Il en vient même à écrire une pièce sur Staline ! Il n’est donc pas difficile d’imaginer avec quelle subtilité il a su restituer dans sa langue et dans son imaginaire la figure de Jean-Baptiste Poquelin, protégée par le roi soleil omnipuissant, mais tracassé par toutes sortes de cabales insidieuses ou même assassines. Comme lui, Molière a joué au chat et à la souris avec les puissants de son temps et a nargué le pouvoir tout en le flattant. Cette œuvre théâtrale, comme la sienne, a été écrite sur le fil du funambule. C’est ce qui rend sa Vie de Molière une œuvre littéraire si précieuse et si profonde, si révélatrice de la personne que fut Boulkagov qui n’est jamais parvenu à échapper à l’ombre menaçante de son grand commanditaire.
OEuvres II, Mikaïl A. Boulgakov, sous la direction de Françoise Flamand et de Jean-Louis Chavarot, avec la collaboration de C. Rouquet et d’E. Scherrer, La Pléiade, Gallimard


Disparu en 1990 alors qu’il n’a même pas cinquante ans, Sergueï Dovlatov a laissé une œuvre sulfureuse, qui marque le grande tournant historique de son pays. Il a en effet appartenu à la dernière génération de dissidents. Ses livres, comme La Valise ou La Zone, sont des fictions à caractère plus ou moins autobiographique qui traduisent avec un sens aigu et caustique du grotesque, les dernières années d’un totalitarisme qui fait eau de toute part, mais qui n’en continue pas moins à broyer les individus qui n’en acceptent pas les règles. Le Domaine Pouchkine est un récit superbe, d’une impertinence sans nom. Le héros (l’auteur sans nul doute) cherche du travail et trouve une place comme guide dans la propriété de Pouchkine à Trigorskoe devenu un haut lieu du tourisme soviétique. En butte aux ambiguïtés et aux désirs des femmes qui règnent sur ce paradis de la mémoire, prompt à faire les plaisanteries les moins bien venues sur le grand homme et sur sa poésie devant ses collègues outragés, à raconter des billevesées aux visiteurs, notre héros est une sorte de Sveijk du crépuscule de la Mère Patrie du Socialisme. La visite de sa femme Tania, dont il est séparé, lui permet de parler des milieux de la dissidence, car elle est devenue une croyante et songe à émigrer en Amérique. Lui, il boit comme un trou, se lie avec les personnages les plus hypothétique et n’a d’autre exutoire à son nihilisme que son humour grinçant. Dovlatov, a son habitude, a composé une œuvre désespérée, iconoclaste, mais d’une cocasserie sans fond.
Magnifique aventure intellectuelle que celle de Yakov Gordine dans Des voix dans les ténèbres – magnifique et indispensable pour la connaissance du continent encore largement englouti de la culture russe sous le communisme. La lecture qu’il fait des poèmes d’Akhmatova, d’Essenine, de Pasternak, de Mandelstam, de Fedotov et de tous ces grands écrivains emportés bon gré mal gré dans la tourmente révolutionnaire nous conduit à penser autrement cette histoire qui est entièrement à écrire. C’est un voyage hallucinant au fond d’une angoisse que cache mal les catéchumènes enthousiastes comme Maïakovski et ses compagnons du LEF. Le portrait qu’il fait dans la seconde partie du livre de Joseph Brodsky repose sur un équilibre parfait entre une appréciation de l’homme et une exploration de l’œuvre. Ce livre va marquer une date dans l’histoire de la critique littéraire de l’Union soviétique et sans doute ouvrir une large brèche permettant de comprendre ce qui s’est joué entre le pouvoir et les créateurs pendant ces interminables décennies.
Tout aussi magnifique est le périple que nous propose Frank Westerman. Rien que les chapitres inauguraux consacrés à la carrière de Maxime Gorki et au rôle qu’il a joué dans le monde stalinien après son exil à Capri (la femme de Lénine ne l’appréciait pas) suffirait à faire de ce livre une affaire unique. Mais la suite n’est pas négligeable : l’auteur a fait une enquête très poussée des relations qui ont été établies entre le monde littéraire et le monde de l’industrie – et surtout de la production hydraulique – quand Staline a décidé que les écrivains devaient être des " ingénieurs de l’âme ". Il prend pour exemple le cas pitoyable et néanmoins fascinant de Paoustovski, qui entreprend un voyage au Turkestan pour parler de son sel miraculeux et qui écrit Kara-Bogaz, un récit faisant l’apologie des grands travaux entrepris par le régime. En guise de
contre-point, il introduit la figure contreversée d’Andreï Platonov, qui a connu la censure et qui est parvenu à se sauver de l’indigence en allant mendier un poste mineur chez Gorki. Lui-même ingénieur spécialisé dans l’irrigation, Platonov écrit Les Ecluses d’Epiphane, qui n’ont pas mieux été appréciées que ses autres fictions. En somme, Westerman révèle un pan très mal connu de cette littérature qui a été fabriqué par ce régime et qui, parfois, n’a pu exister que par un sentiment de révolte. Et en plus, cela se lit comme un roman d’aventure !
Le voyage que Vassili Rozanov a entrepris en Italie ne diffère guère de ceux rapportés par les écrivains anglais, français ou allemands qui ont entrepris, depuis la fin du XVIII ème siècle, le Grand Tour. La seule singularité est que l’auteur ne cesse de faire des comparaisons avec ce qu’il a connu en Russie. Quand, par exemple, il évoque Capri, il se comporte en touriste cultivé. Et, en règle générale, il méconnaît la culture italienne moderne, ce qui est dommage. L’ouvrage contient aussi le récit de ses périples en Allemagne, en particulier sa visite à la maison de Goethe à Weimar que tout lecteur consciencieux aimera à comparer avec ce que Franz Kafka en raconte lorsqu’il y est allé en pèlerinage avec Max Brod. Mais, en dépit des réserves méritent de figurer parmi les grands livres de voyage. En signant L’Anneau à chiffres, Gaston Bouatchidzé a réussi une véritable gageure : mener une enquête littéraire ardue tout en composant une fiction qui laisse le lecteur en haleine. Alexandre Dumas rêve de voyager en Russie en 1838. Mais le projet tourne court et il doit attendre la montée sur le trône d’Alexandre II pour pouvoir se mettre en route. Pour nous, Dumas a laissé un récit de voyage classique, qui figure parmi de nombreux livres de ce genre qui remémorent ses périples en Italie ou en Suisse. Mais les choses sont plus compliquées qu’il n’y paraît et, sous la plume inspirée de l’auteur, cette traversée de l’immense empire oriental est un roman d’aventure pour le moins mouvementé. C’est un rare cas d’alliance réussie entre le réel et l’imaginaire dans l’évocation de la vie d’un écrivain du XIX ème siècle.
On l’aura compris, Samuel Brussel est un passionné de Josef Brodsky et, plus généralement de la culture russe. Le second numéro de sa revue Le Lecteur, est consacré à Saint-Pétersbourg. On y trouve des textes et des documents formidables. A commencer par un poème de Pouchkine, " Le Cavalier d’airain " qui célèbre le geste fondateur de Pierre le Grand. Mais il y a aussi un texte singulier d’Andraï Biely où ce dernier déclare son intérêt pour le peintre préraphaélite William Holman Hunt, des écrits poignants d’Ana Akhmatova, où elle semble porter le désespoir de sa génération sur ses épaules, ainsi que des lettres adressées à Brodsky. A propos de ce dernier on trouvera un curieux entretien où il parle de la Nativité et une lettre à Vaclàv Havel où il lui précise ce qu’il entend par " communisme " en Russie. Ce numéro est d’une grande richesse et Brussell y a adjoint un récit de voyage dans la Baltique qui mérite qu’on s’y arrête.
La Pastorale transsibérienne d’Oleg Ermakov peut être considérée comme l’expression d’une littérature de transition. L’auteur y raconte l’histoire d’un homme qui a choisi de vivre au milieu des forestiers et des chasseurs sur les bords du lac Baïkal, dans un région ingrate au climat extrême, où la vie est une lutte incessante contre la nature. Mais ce qu’il découvre dans cette région de la Sibérie profonde c’est d’abord la liberté. Le régime (l’action se déroule à la fin du régime soviétique) n’étend pas ses tentacules aussi loin et l’on y respecte un respect strictement formel de l’autorité. Toute l’histoire repose sur cette quête éperdue de cette liberté de la part d’un jeune homme qui déserte après avoir fait un séjour malheureux au sein de l’armée. Les personnages qu’il rencontre au gré de sa fuite dans des paysages interminables est une sorte d’initiation qui rapproche Ermakov d’Emerson ou de Thoreau. Et son héros va à la rencontre de lui-même au sein de cet univers dur et aride. Le récit de cette transmutation intérieure est narré avec un sens raffiné du picaresque qui lui donne une dimension métaphysique.
Tchékhov, Ivan Bounine, tr. C Hauchard, Editions du Rocher.
Conseils à un écrivain, Anton Tchekhov, édition de Piero Brunello, tr. M. Gourg, Anatolia/Editions du Rocher.
Le Domaine Pouchkine, Sergueï Dovlatov, tr. C. Zeytounian-Beloüs, préface de Piotr Vail, Anatolia/Editions du Rocher.
Des voix dans les ténèbres, Yakov Gordine, tr M. Gourg, O. Melnik-Arden, I. Sokologorsky, Anatolia/Editions du Rocher.
Ingénieurs de l’âme, Frank Westerman, tr. D. Losman, Christian Bourgois éditeur.
Impressions d’Italie, Vassili Rozanov, présenté & traduit par J. Michaut-Paterno, Anatolia/Editions du Rocher.
L’Anneau à chiffre, Gaston Bouatchidzé, Hermann.
Pétersbourg et ses alentours, Le Lecteur, Editions du Rocher.
Pastorale transsibérienne, Oleg Ermakov, tr Y. Gauthier, Jacqueline Chambon.


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Gérard-Georges Lemaire
3) « Figure standing at a washbasin », 1976.
4) Gilles Deleuze : Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981.
5) Robert Harvey traduit le vocable « queer » par l’idée de « bizarre », « d’excentrique »,
« de travers ». Rue Descartes, « Queer : repenser les identités », n°40.
6) Foucault : Dits et écrits Tome 1, 1954-1975, Quarto Gallimard, 2001 p 990.
mis en ligne le 10/05/2005
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