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Chroniques des lettres
Chronique de l’an V
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Pour un premier roman, Yves Tenret (Comment j’ai tué la Troisième Internationale Situationniste, La Différence) s’en tire très bien avec une fantaisie pleine d’humour et de mordant. Son jeune héros va faire des pieds et des mains pour rallier la Troisième Internationale Situationniste et faire des efforts tout aussi grands pour en être exclu. L’univers confiné d’un groupuscule politique sectaire qui ne veut pas être un tout en en ayant toutes les apparences est dépeint avec une bonne dose de vitriol. C’est écrit avec malignité et une ironie dispensée sans compter. Le seul reproche qu’on pourrait adresser à l’auteur, c’est d’être un peu court. Mais il a tout ce qu’il faut pour forcer la porte du monde littéraire.

L’œuvre de Jean-Claude Hémery avait été pieusement recueillie par Maurice Nadeau pendant les années 60 et 70. Elle a été intégralement rééditée sous le titre de Curriculum vitae & autres textes (Editions du Murmure) avec une préface de Jean Frémont. Il rappelle que l’écrivain a été un brillant traducteur de l’allemand, qui avait donné une belle version en français d’Arno Schmidt. Son œuvre est longtemps demeurée secrète, presque clandestine. Hémery s’était contenté de la faire partager avec quelques intimes. Il faut dire que cette œuvre est particulière car elle consiste en une méditation patiente, acharnée, tourmentée.C’est une sorte de journal intérieur, un journal qui ne retient quasiment que cette relation intense et passionnée avec l’écriture. Bien sûr, l’auteur en fait aussi un journal intime, mais toujours en utilisant le filtre de la décence, mais de ce qu’il est indispensable de communiquer au monde. En parcourant les différents livres rassemblés ici, on ne peut qu’être fasciné par la richesse de cette quête qui semble n’avoir jamais laissé l’écrivain en repos.

Dans Discipline (Editions Héloïse d’Ormesson), la voix d’Yves di Manno est unique et prenante. Son univers est bâti de telle sorte qu’on a la sensation d’être emporté par un récit, mais que ce récit n’a de sens et de résonance que dans la sphère poétique. Il s’est débarrassé de tout ce qui a pu constituer la poésie ancienne, mais en sauvegardant l’essentiel, c’est-à-dire une manière unique de communiquer ce qui est l ‘indispensable tracé – comme une trace indélébile – d’un parcours dans le temps et dans l’espace intérieur. Et tout cela est pensé dans des termes limpides, avec un sens rare de la condensation. Quand ce qui constitue une existence et ce que suppose une quête poétique se fondent étroitement, il peut se produire une cristallisation rare. C’est ce qui se produit dans ces pages intenses, mais aussi émouvantes et dérangeantes. Yves di Manno est sans nul doute l’un des poètes qui le mieux incarne la nouvelle poésie en France.

Dans son dernier récit, Un tour sur les montagnes russes (Le Rocher), Patricia Reznikov raconte l’histoire d’un écrivain qui se fait appelé Roreo. Il doit tout pour sa littérature à sa femme avec laquelle il vient de rompre. Il va en Suisse et à Sion il fait la connaissance d’une jeune femme, Veronika. Ils deviennent amants et ils passent plusieurs semaines ensemble. Mais l’écrivain fait une chute très grave et devient amnésique. Sans avoir l’air d’y toucher, Reznikov a écrit un petit conte cruel avec simplicité et efficacité.

Le dernier roman de Parice Delbourg, Bureau des latitudes (Le Serpent à plumes) est une étrange vraie fausse autobiographie dont le héros n’est pas un dandy désabusé, mais un esthète du désabusement. Je dois avouer que je me suis laissé prendre volontiers au jeu de l’auteur, à ses dérives urbaines, à son égarement intérieur. D’autant plus qu’il a su transformer cette forme particulière d’introspection en une quête spirituelle à rebours, marquée par l’échec, l’inachèvement, le faux pas permanent. C’est un livre qui sort de l’ordinaire, qui nous oblige à nous attacher aux pas de cet « homme sans qualités » errant dans Paris.

Avec L’Etoile enterrée (Ulysse fin de siècle),Valérie-Catherine Richez a composé une œuvre passionnante. C’est non seulement un recueil de textes où elle est parvenue à décanter son univers intérieur, à lui offrir une forme épurée d’une rare intensité, mais un recueil de dessins qui sont nés dans des pages de carnets : là aussi jamais elle n’a dessiné aussi bien et ses scènes possèdent une identité étrange et prenante. Son univers est la fois drôle, bizarre, inquiétant et cruel. Il s’impose désormais tel qu’en lui-même – d’une extravagante loufoquerie, qui la rapproche en même temps de Kubin et de Redon bien que son style n’ai rien à partager avec ces maîtres d’autrefois.

Je m’interroge : la philosophie doit-elle se transformer en un cours de morale à l’usage de tous et être soumise à une vulgarisation à outrance ? Le livre d’André Comte-Sponville, La ville humaine (Hermann) pose franchement cette question. Les illustrations assez laides de Sylvie Thybert ne sont pas là pour rehausser le propos.

Je m’apprêtais à dire un peu de bien (avec beaucoup de réserves, mais tout de même) de l’anthologie de Lucas Hees, Précis de dynamitage (La Différence), où la figure dominante est Matthieu Messagier, qui vient par ailleurs de publier un beau recueil chez Flammarion, Fond de troisième œil, où il il continue à dévoiler son univers orageux. Mais après lu son essai (si l’on veut bien appeler cette chose ainsi) baptisé Moi, Ezra Pound déjà pendu par les talons à Milan (Le Rocher), je m’arrête net : ce livre est un sommet d’inepties, de vaticinations et de crétinisme aigu et surtout une perte de temps incroyable : je me demande à quoi peut bien servir de dénoncer d’un bout à l’autre d’un livre les propos, certes peu intelligents, de MM. Darras et Masson sur l’auteur des Cantos. Cet individu est une sorte de Nabbe de la littérature d’avant-garde. Un de plus. Et un de trop.

Bien curieux livre que celui d’Henri Lefebvre, Les Unités perdues (EditionsVirgile), puisqu’il ne consiste que dans une énumération d’œuvres qui ont avorté, ou qui ont disparu dans des circonstances plus ou moins tragiques.Cette « mythologie » de l’échec et de la perte se transforme en une fiction assez prenante ma foi. C’est là ce que réussit Lefebvre contre toute attente et l’on en reste malgré tout fasciné.


N.d.T.
Les Trois chemins d’écolier d’Ernst Jünger (Christian Bourgois éditeur)
est un petit livre que l’écrivain allemand à écrit en 1991, mais n’a pas fait publier. C’est un livre déconcertant puisque le vieil homme y raconte sa vie d’écolier. Son très jeune héros, Wolfram, doit affronter un univers nouveau, celui de l’école, avec ses lois, ses mystères, les professeurs inaccessibles. Il en profite aussi pour faire un portrait de son grandpère, qui joue le rôle d’initiateur. La partie la plus étrange de cet ouvrage est sans aucun doute « le second chemin », quand il se trouve au collège de Tegtmayer. Là, il doit voir un docteur à cause d’un bégaiement persistant. Pour tenter de résoudre ce problème, le médecin tente de remonter aux sources et à s’intéresser aux rêves de l’adolescent. Jünger raconte cet épisode avec un humour et une ironie sans égal.

Le roman d’Hayashi Fumiko, Nuages flottants (Editions du Rocher) est l’une des grandes œuvres de l’immédiate après guerre au Japon. Paru en 1950, un an avant la disparition de son auteur, il raconte l’existe d’un homme et d’une femme qui se sont connus au Vietnam quand le Japon avait envahi les colonies françaises d’Orient. Ils s’aiment puis le cours des événements les sépare. Ils se retrouvent à Tokyo, mais la gangrène de la misère, de la défaite, de la déchéance les ronge et jamais ils ne pourront plus s’aimer pleinement. Ce livre déchirant mais aussi d’une terrible lucidité nous fait découvrir une femme écrivain jusque là négligée par les éditeurs français.

La réputation de Ryûnoskue Akutagawa n’est plus à faire : c’est l’auteur de Rashômon dont Kurosawa a fait le chef d’œuvre que l’on sait. Certaines de ses nouvelles ont été comparées à celles de Gogol, comme « Le Nez », à assez juste titre pour une fois. Le recueil intitulé Une vague inquiétude (Editions du Rocher), que nous présente René de Ceccaty rassemble des histoires telles qu’il en a racontées tant au cours de sa brève existence. La plus frappante est celle qui a donné son titre au recueil : un professeur réputé reçoit la visite d’un homme plongé dans un inextricable problème moral : il croit être l’assassin de sa femme qui est morte lors d’un tremblement de terre. Son obsession tourne autour du fait qu’il n’a pas réussi à la dégager des décombres et que, de ce fait, elle aurait été brûlée vive. Mais rien ni personne ne pourra lui ôter ce doute de la tête…

Avec Soleil couchant, Osamu Dazai s’était révélé l’auteur des années d’humiliation après la capitulation en 1945. Les Editions du Rocher publient un très beau et pathétique récit de lui, La Femme de Villon, qui raconte l’incroyable abnégation d’une femme qui vit avec un bon à rien qui la néglige et la maltraite.

Osvaldo Lamboghini, disparu prématurément en 1985, est devenu une sorte de mythe dans la littérature argentine. Fjord (1969), il faut le reconnaître, est une œuvre surprenante. Sa violence, qui associe les visions les plus cauchemardesques à un surréalisme dérangeant, fait le récit d’une « nativité » changée en une vision d’effroi. Quant à Sebregondi recule (1973), c’est un conte où l’auteur se révèle un inventeur inépuisable qui met à bas tout ce qui peut avoir de sacré dans les relations humaines car elles sont sans cesse perverties par le politique. La publication de ces textes de Lamborghini par Désordres/Laurence Viallet constitue une courageuse et indispensable aventure dans notre édition souvent frileuse.

Le Serpent à plumes vient de rééditer La Chronique de Travnik d’Ivo Andric.C’est sans conteste le chef d’œuvre de cet écrivain qui avait reçu le prix Nobel. Il nous ramène dans la Bosnie du début du XIXe siècle encore possession de l’Empire ottoman. Et c’est à travers les yeux d’un étranger, un Français, Jean Daville, qu’il nous fait comprendre comment s’y est instauré, par la force des choses, une mosaïque culturelle d’une richesse inégalée. Voilà un roman qui a le goût de l’épopée sans rien avoir d’épique : l’histoire ici, c’est cette sédimentation prodigieuse qui a fait naître une civilisation des différences dont on sait comment elle a terminé récemment, dans l’absurdité criminelle la plus pure. En revanche, ses Contes au fil du temps (Le Serpent à plumes) sont très décevants.


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mis en ligne le 28/08/2005
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