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Chroniques des lettres
Chronique de l’an VI(3)
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En français dans le texte
Albany, Des pommes et
des oranges, Californie II,
Christophe Lamiot Enos,
Flammarion
La poésie de Christophe Lamiot Enos, telle qu’elle se présente dans son recueil baptisé Albany joue sur un double registre : d’une part, c’est le journal d’un voyage entrepris en Amérique à la fin des années 80, de l’autre, c’est un carnet de notes où il consigne les traits les plus saillants de sa relation poétique au monde. L’ensemble s’organise au sein d’un champ magnétique dont les deux pôles constituent les extrêmes de sa pensée, du plus matériel au plus abstrait. Ce qui frappe le plus ici, c’est la volonté de l’auteur d’employer les modes formels les plus différents possibles – il ne veut pas s’enfermer dans une formule restrictive car chaque poème doit inventer sa concrétisation dans l’espace de la page selon les intentions qu’il véhicule. Le monde que l’auteur représente au gré de ses pérégrinations est un monde qui ne cesse de proposer de nouvelles visions et de nouvelles manières d’envisager le langage comme outil pour lui restituer toute sa complexité.
N.d.T.
Petits texte poétiques,
Robert Walser, trad. Nicole Taube,
“Du monde entier”, Gallimard
Franz Kafka aimait beaucoup Robert Walser parce qu’il le faisait rire. Et c’était dans sa bouche un immense compliment car il tentait d’introduire une forme d’humour très noir dans une prose sous-tendue par de noires visons. Quand Walser parle de « poème» comme il le fait à propos de courts textes en prose, c’est qu’il imagine qu’ils sont les dépositaires d’un ars poetis qui lui est propre et qui est l’émanation de son style de vie. Dans sa « Lettre d’un poète à un monsieur » qui désire faire sa connaissance, il lui répond qu’il n’en vaut pas la peine, n’ayant ni la politesse, ni les manières, ni même le vêtement. Et puis, il ne se voit pas dans un salon, alors qu’il n’est lui-même que dans les bois, les champs ou à l’auberge. Le véritable héros est ici l’homme des randonnées pédestres, le vagabond qui se met à rêver en toutes occasions, qu’il soit éveillé ou endormi. Ses rêves prennent les apparences les plus diverses, extrapolées le plus souvent de l’expérience la plus commune. Lui qui se veut un «promeneur aux semelles de vent», il fait du gyrovague le vates moderne, toujours le regard assez perçant pour déchirer le voile opaque de la réalité. Et la « Lettre d’un père à son fils » a tout ce qui peut enchanter l’auteur du Procès : alors que son fils, entre autres griefs, lui reproche la médiocrité de son éducation, le père rétorque qu’il a au fond beaucoup de chance car il ne lui demandera pas d’être excellent en tout. Walser est un maître dans le conte miniature et la métamorphose car, à partir de presque rien, il compose un tableau intense et vibrant.
Etudes,
Thomas Mann, tr. Philippe Jaccottet,
“Le Cabinet du lettré”, Gallimard


Bien curieux titre que ces « Improvisations sur Goethe » de Thomas Mann. Rien de moins improvisé et surtout rien de plus conventionnel : une biographie, un portrait physique et moral, le commentaire succinct des ouvrages principaux et l’examen de leur valeur universelle. Mann s’est livré à un véritable exercice académique (dommage que Philippe Jaccottet ne nous enseigne ni la date de parution de cet essai, ni les raisons de sa mise en chantier) – un exercice d’adulation où il démontre bien du talent. Il faut dire que Goethe s’y prête aisément, à cause de ses innombrables contradictions. Le portrait qu’en fait l’auteur de la Mort à Venise est celui d’un génie, mais d’un génie aux apparences bourgeoises, au spinozisme qui sait ménager la chèvre et le chou de la tension religieuse entre catholicisme et protestantisme. Réincarnation d’Erasme, Goethe peint par Mann est franchement ennuyeux, calculateur, sans grandeur aucune. Il n’est pas capable de nous restituer l’homme du XVIII e siècle, l’élève de Herder, l’homme des Lumières version principauté allemande. Il n’est pas capable non plus de faire découvrir le Goethe romain, le néoclassique, en somme l’ami de Winckelmann, de Mengs et d’Angelika Kauffmann. En revanche, il insiste sur le thème du « génie », un thème qui implique une filiation : quand il vante Whilhelm Meister, il en fait un classique du roman d’éducation et vante sa postérité : « elle va, en passant par Stifter et Keller, jusqu’à la Montagne sacrée. » Comme quoi, à génie, génie et demi !
La Danseuse, Mori Ogai,
tr. Jean-Jacques Tschudin,
Editions du Rocher


Le récit de Mori Ogai La Danseuse mérite toute notre attention. Il relate l’histoire d’un jeune Japonais qui fait la connaissance à Berlin, à la fin du XIX e siècle, d’une jeune femme prénommée Élise. Elle travaille dans un théâtre et connaît un grand dénuement. Notre héros tombe amoureux et il vit avec elle. Elle tombe enceinte. Le jeune homme doit suivre un ministre en Russie et il doit laisser Élise derrière lui. Quand il rentre après quelques mois d’absence, elle est méconnaissable et a sombré dans la folie. La mort dans l’âme il retourne au Japon… Avec ce petit texte paru en 1890 commence l’essor du roman moderne au Japon dont Mori Ogai a été un des grands précurseurs.
Roman policier,
Imre Kertész, tr. N. Zaremba-Huzsvai & C. Zaremba,
Actes Sud


Roman policier : sous ce titre générique, passe partout, neutre en somme, Imre Kertész s’est employé à fournir sa propre vison de la vie policière et de la logique qui y préside. Il a situé l’action en Amérique latine, mais on comprend très bien où cela se passe. Les hommes qui entourent le héros de cette sombre affaire finissent par prendre consistance et presque une normalité quand la logique absurde qui les régit est érigée en système. Antonio Rojas Martens, notre policier qui fait ses premières armes, devient sous nos yeux un homme acharné à la perte d’un suspect qui va user de tous les moyens (les plus illégaux comme les plus obscènes) pour parvenir à ses fins. Comme un jeu prolongé dans la réalité. Voilà une histoire terrible et qui fait rire pourtant, malgré tout ce qu’elle recèle d’effroyable. Voilà une histoire qui met à nu des mécanisme mentaux (entre autres, ludiques) plus que des mécanismes politiques ou idéologiques.
Le Cygne,
Gregor von Rezzori, tr. Jacques Lajarrige,
Editions du Rocher


Le Cygne de Gregor von Rezzori est une petite oeuvre troublante: un frère et une soeur (Tania) se retrouvent devant le cadavre de leur oncle (Sergueï).
L’expérience de cette mort est associée dans l’esprit du jeune garçon avec sa première expérience amoureuse qui se traduit par le massacre d’un cygne sur le lac. Cet insolite jeu d’associations est sans aucun doute une mise à mal d’un genre – le roman d’initiation. Ce qui est vécu ici est âpre et sans concession et il faut toute la rondeur du style de l’auteur pour qu’on accepte cette «déconstruction» dans l’optique de Cézanne. Tout ici est sous l’emprise de la décadence et de la corruption. L’initiation est pour lui la découverte de ce qui inéluctablement est voué au pourrissement – que ce soit un empire, un idéal, un amour, et le corps enfin.
Les Témoins,
Cesare Greppi, tr. M.-P. Géraud,
La Différence


Bien singulière prose que celle de Cesare Greppi, ou plutôt bien singulière manière de raconter une histoire qui fuit sans cesse comme s’il avait désirer que le lecteur ne s’intéresse pas tant au développement du récit qu’aux visions et évocations qu’il provoque. L’affaire se présente comme une sorte de procès où les témoignages s’accumulent mais où la nature du délit est dissimulée. L’atmosphère du couvent, le secret dont on tente d’entourer toute choses contribuent à faire de cette fiction la quintessence de l’art romanesque dont tous les éléments sont exposés et dont le mouvement d’ensemble reste inaccessible.
La Poésie arménienne,
Vahé Godel, La Différence


La Différence vient de publier une remarquable anthologie de la poésie arménienne préparée par Vahé Godel. J’avoue ma totale ignorance en la matière. J’ai été ravi de découvrir une chanson de geste du VIII e siècle, David de Sassoun, à l’époque où l’Arménie devait se défendre du califat de Bagdad et la poésie mystique du Moyen Âge. Ce genre de poésie va d’ailleurs perdurer au moins jusqu’au XVIII e siècle. Je regrette seulement que les notices ne soient pas plus développées : par exemple, le poème «L’Année rouge» de Djivani demeure énigmatique – il se réfère à un événement historique particulièrement dramatique, mais on ignore de quoi il s’agit. Tout ce qui concerne le siècle passé est passionnant, d’autant plus que l’Arménie a été une République soviétique. En définitive, l’auteur de ce volume nous introduit à un monde inconnu et nous devons lui en être reconnaissant.
Chère nuit gris-bleu,
Wolfgang Borchert, trad. Jean-Pierre
Vallotton, Chambon / Le Rouergue


Les nouvelles de Wolfgang Borchert ont pour dénominateur commun de transcrire l’expérience de la guerre qui l’a si profondément marqué. Si le ton est sincère et si sa vision est sans la moindre concession, l’auteur abuse de certaines formules de manière trop systématique, comme par exemple la répétition. A force d’accentuer l’horreur ou l’extrême violence de ce qu’il a pu vivre, sa prose perd de son efficacité et aussi
Bourlinguer
Jardins secrets de Venise,
Mariagrazia Dammico & Marianne
Majerus, Flammarion


On compulsera avec délectation les Jardins secrets de Venise Mariagrazia Dammico (auteur) et Marianne Majerus (photographe) pour la bonne raison que ce n’est jamais sous cet angle qu’on envisage la vieille République maritime. On aurait plutôt tendance, comme le fit John Ruskin, de ne se passionner que pour ses pierres. On peut ainsi pénétrer dans ces lieux secrets – si l’on fait par exemple abstraction du jardin de sculpture de la fondation Peggy Guggenheim ou la cour de la galleria Giorgo Franchetti à Cannaregio. C’est ainsi que l’on ne se retrouve pas dans de délicieux jardins anglais mais dans de somptueux parcs comme celui du palais Soranzo Cappello à Santa Croce. Ensuite, ce sont les jardins des couvents qui se découvrent comme le merveilleux hortus conclusus du couvent de San Francesco de la Vigna à Castello. Et puis nous prenons une embarcation pour aller visiter les îles. En somme cet album révèle des mystères souvent invisibles car il sont souvent volontairement cachés.
Les Maletres de l'eau,
Editions Artlys


Georgia Santangelo a eu l’excellente idée de célébrer l’incroyable entreprise technologique qu’a représenté la construction la machine de Marly. L’alimentation en eau des jardins et des fontaines de Versailles posait des problèmes considérables. Il fallait affronter un dénivelé important (entre 100 et 150 m.) et c’était alors un véritable gageure d’autant plus que la captation des eaux de l’Eure se révélait impossible. Ce fut ainsi qu’on construisit la machine de Marly, avec ses 259 pompes, conçue par Arnold de Ville et Rennequin Sualem. Véritable merveille du génie industriel de l’époque, elle suffit pourtant à peine à alimenter ce domaine si vaste et si gourmand en eau. De plus, sa grande complexité posait des problèmes loin d’être insignifiants. Voilà une façon passionnante d’envisager la théâtralité de Versailles. Le beau catalogue qui a été imprimé à l’occasion de l’exposition à Marly-le-Roi/Louveciennes a permis de développer une réflexion sur l’art hydraulique depuis ses origines et depuis les théories d’Archimède.
Les Etoiles à l'envers,
Pierrette Fleuriaux / JS Cartier,
Actes Sud


Dans Les Étoiles à l’envers, Pierrette Fleutiaux commente les photographies que JS Cartier a prises à New York. Exercice classique s’il en est, mais qui donne ici quelques fruits amers, car je ne trouve pas la prose de l’écrivain particulièrement passionnante. En revanche, certains clichés feraient plutôt rêver et donneraient l’envie de prendre l’avion sur le champ pour traverser l’Atlantique : ils sont à la fois déroutants et poétiques.

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mis en ligne le 07/06/2006
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