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Entretien
« Une œuvre d’art n’a pas besoin de coûter des centaines de milliers de dollars pour être d’art » !
Entretien : « Une œuvre d’art n’a pas besoin de coûter des centaines de milliers de dollars pour être d’art » ! Entretien de Béatrice Josse, Directrice du FRAC Lorraine, avec Thierry Laurent
TL.. Autre exemple de vos choix ?

BJ. Je pense à une artiste luxembourgeoise, Su-me-Tse, que j’ai été la première à acheter, je considérais que son travail méritait attention et je voulais l’aider. J’ai acheté son œuvre environ deux cents euros. Il se trouve que l’artiste a été ensuite choisie par Marie-Claude Beaud pour représenter le Luxembourg à la Biennale de Venise et que c’est elle qui a obtenu le Grand prix de la Biennale de Venise.

TL.. Un point me surprend. Je constate que la collection du FRAC Lorraine comprend plus d’une centaine d’artistes. Cela me paraît beaucoup, et dénote d’un manque de politique précise en matière d’achat. Aucune école, aucun pays, aucun support particulier, aucune époque particulière n’est privilégié, une sorte de saupoudrage, qui peut paraître totalement arbitraire et aléatoire.

BJ. Il y a exactement 222 artistes représentés, dont 163 hommes et 59 femmes.

TL.. Quelle a été la politique globale en
matière d’achat d’œuvres ? On a l’impression du certaine incohérence, d’une politique d’achats au coup par coup. BJ. Je suis en fait héritière d’une collection qui déjà a vingt ans. La plupart des œuvres ont été achetées par d’autres personnes que moi. Ma politique est d’acheter des œuvres, mais en bien plus petit nombre qu’auparavant. Cela dit, c’est un reproche qui revient souvent, notre collection est trop pléthorique. J’achète au maximum quatre ou cinq œuvres par an. Je dois préciser que la politique de mes prédécesseurs était de concentrer leurs achats sur des photographies, dont les coûts étaient moindres, et à une époque où le budget du FRAC était presque entièrement dévolu à l’achat d’œuvres. Il y a eu donc une politique d’achat concentrée sur la photo avant ma venue, politique menée notamment par l’un de mes prédécesseurs, membre du comité technique, un artiste de la région, professeur à l’école des Beaux-Arts. Des corpus entiers d’expositions clés- en- main, organisées par l’association Metz pour la Photographie, ont été achetés par le FRAC, sur le thème du corps, une autre sur celui du paysage, un troisième sur les artistes hollandais, etc.

TL.. Aujourd’hui que vous avez les mains libres, directrice attitrée du FRAC, quelles sont vos intentions ?

BJ. Lorsque j’ai été nommée Directrice, j’avais très peu de moyen. J’étais seule avec mon ordinateur. J’ai travaillé seule pendant un an. Un jour on a même déménagé mon bureau et je me suis retrouvée sans rien. Il a fallu jouer des coudes pour m’imposer.

TL.. Aujourd’hui, vous dirigez une structure de dix personnes, vous inaugurez un bâtiment somptueux pour abriter vos collections, vous revenez donc de très loin !

BJ. Tout cela, je l’ai obtenu à force

TL.. Maintenant que vous êtes en place, quelle est donc votre politique d’achat ?

BJ. Elle est tributaire de mon histoire personnelle. À force d’avoir monté des expositions dans les lieux les plus divers, (lycées, sites militaires, théâtres, prisons), j’ai fini par être un peu insupportée par la matérialité des œuvres. Si je n’avais pas eu à trimballer physiquement des œuvres, je n’aurais peut-être été moins intéressée par cette notion d’un « art dématérialisé » ou d’un « art à réactiver ». Pour moi, l’art, c’est autre chose que de planter des clous dans des murs ou d’installer des cimaises pour supporter des œuvres. Du coup, j’ai acheté une œuvre de Mathieu Mercier, qui n’était autre qu’un patron avec des trous destinés à percer des murs et à y insérer des chevilles de différentes couleurs.

TL.. Votre désintérêt pour la matérialité de l’œuvre résulte de votre expérience d’accrochage des œuvres lourdes et encombrantes?

BJ. Surtout d’une réflexion personnelle. Je n’ai jamais voulu prendre la responsabilité d’accrocher des œuvres dans des lieux où elles risquaient de n’être pas mises convenablement en valeur. C’est pour cette raison que j’ai souhaité faire intervenir directement l’artiste sur le lieu, plutôt que d’accrocher des œuvres au détriment de leur sens. De fait, j’essaie d’acheter ce qu’on appelle des «œuvres à réactiver », des œuvres où la présence de l’artiste est nécessaire à la mise en exposition de l’œuvre. J’ai besoin de discuter avec l’artiste. Il me faut toujours une œuvre destinée à être périodiquement rejouée et toujours avec la complicité de l’artiste.

TL.. L’art comme action de l’artiste, comme « travail in situ » (Buren), comme partition à réactiver, (Buren encore), comme dialogue de l’institution avec l’artiste (Hybert), finalement vous êtes assez proche d’une certaine « doxa » de l’art contemporain, qu’à titre personnel je ne récuse pas. Citez -moi encore des exemples de vos achats.

BJ. Nous avons une pièce de Joelle Turlinckx, une artiste belge, un faux soleil, un système lumineux fonctionnant par informatique; je pense aussi à une performance de Dora Garcia : quelqu’un qui joue le rôle d’un visiteur lambda dans un espace, qui attend, qui vit, qui est là, qu’on remarque à peine, une action permanente, destinée à figurer une conscience anonyme.

TL.. Votre démarche me paraît correspondre aux exigences du monde de l’art contemporain. Mais le public de Metz, comment arrivez-vous à le faire venir ? Il y a un vrai dilemme. Ou bien produire un art radical au risque de se couper du public, ou bien présenter un art consensuel, au risque de trahir l’art comme un terrain d’expérimentation. Quel type de public voulez-vous toucher ? J’irai même plus loin. J’ai l’impression que les FRAC confisquent l’art contemporain au public. Je pense notamment, comme contre-exemple, à la formidable politique américaine menée par le Président Roosevelt avant la deuxième guerre mondiale avec le WPA, la « Work Progress Administration ». Son idée était de financer des « murals », de vastes fresques visibles par tous et conçues par des milliers d’artistes sur tout le territoire des États-Unis : d’un seul coup l’art était dans la rue, dans des lieux publics. En France ce n’est pas le cas. Des «œuvres à réactiver » dans un FRAC ? Croyez-vous vraiment que vous allez faire aimer l’art contemporain par l’ensemble des citoyens de la ville Metz ?

BJ. Toute ma politique a été de présenter de l’art contemporain dans la rue, tant que je n’avais pas de lieu fixe. Le FRAC Lorraine, je vous le rappelle, a été pendant plus de vingt ans une institution sans murs. Ma politique ne sera en aucune manière de cantonner la production artistique aux bâtiments qui nous sont attribués. D’ailleurs, la première exposition qui s’appelle « White Spirit » est explicite à cet égard : il s’agit d’un long corridor blanc qui se déploie dans toutes les pièces et qui dissimule les murs davantage qu’il ne les montre. Cela veut bien dire que je refuse que notre bâtiment, classé monument historique, monopolise une démarche que je souhaite à la fois dans et hors les murs. Le jour de l’inauguration des nouveaux lieux, il y avait aussi des performances, des actions, ce qui montre bien que je refuse toute forme d’art figé. Et je vous le répète, la vocation des FRAC est surtout de prêter ses œuvres à qui veut bien les exposer. Il y a, en ce moment, trois expositions qui se tiennent en Lorraine grâce aux œuvres que nous avons prêtées. Nous avons prêté des œuvres au Musée de Plombières qui risquait de fermer, nous en prêtons au Musée de Bar-le-Duc.

TL.. On vient de vous donner un bâtiment somptueux, et votre première oeuvre exposée consiste à en dissimuler les murs et l’architecture. Encore une fois, ne craignez-vous pas les foudres du Conseil d’Administration ?

BJ. C’est justement comme cela que je conçois mon rôle au sein du FRAC, aller le plus loin possible dans la logique de l’art contemporain, demeurer sur le fil du rasoir. Mais le Conseil d’Administration était sensibilisé à ce projet et avait compris les enjeux puisqu’il m’a suivi.

TL.. J’ai vu que vous aviez aussi des œuvres vidéo, notamment de Fiona Tan. Il y a aussi des films de Marguerite Duras. Vous ne trouvez pas que les œuvres vidéo sont actuellement très coûteuses sur le marché international ?

BJ. Notre budget d’acquisition (150 000 euros environ) ne nous permet plus d’acquérir de nouvelles œuvres vidéo. Je trouve cette surenchère sur les prix tout à fait confiscatoire. L’économie de la vidéo devait être analogue à celle du cinéma : un financement résultant de la production de DVD à des milliers d’exemplaires, disponibles dans le grand commerce, et non produits à quelques exemplaires pour une poignée de collectionneurs fortunés. C’est pour cette raison que j’ai acheté 50 euros trois courts-métrages de Marguerite Duras qui sont des multiples disponibles dans le commerce. Ces œuvres à 50 euros, j’aurais pu les acheter comme de simples pièces pour la documentation. Mais j’ai décidé de les exposer comme authentique œuvres muséales. C’est une manière de faire un pied- de- nez au commerce de l’art. Une œuvre d’art n’a pas besoin de coûter des centaines de milliers de dollars pour être d’art.

TL.. Si vous aviez un vœu à formuler, un souhait, un point qui vous tient secrètement cœur, lequel ce serait ?

BJ. Je voudrais acheter « Une minute de silence ».

TL.. Plus précisément.

BJ. C’est une œuvre de Dora Garcia qui se trouve dans un musée belge, à Ypres plus exactement, l’équivalent en Belgique de Verdun : l’œuvre consiste à imposer une minute de silence : soudain, tout s’arrête, tout le monde s’immobilise, tous les jours à midi, il est programmé que les lumières se tamisent, les images s’arrêtent, les fumigènes s’interrompent, bref, silence total pendant une minute. Je voudrais transporter cette œuvre dans le musée de Verdun, et tous les musées de la guerre de Lorraine et ailleurs. Comme hommage aux morts, quoi de plus prenant qu’une minute de silence ? On a besoin de silence aujourd’hui davantage que de bruit.

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mis en ligne le 02/17/2004
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