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Dossier Franta
Du fond de la nuit, témoigner de la splendeur du jour
(suite)
Cette clef pourrait ouvrir aussi à au moins deux interprétations de l’oeuvre de Franta, postérieure quant à elle à l’ouverture des camps et s’y référant directement. Le visage au centre du triptyque est étrangement calme. Le personnage se cache-t-il les yeux dans un geste de déploration ? C’est possible, mais rien ne l’indique. Le peintre ne nous interdit pas non plus de penser que cet individu, témoin de mauvaise foi, ne voit pas parce qu’il ne veut pas voir les corps suppliciés unifiés par un rose clair constituant plastiquement un tissu conjonctif qui efface tout détail anecdotique. Nous savons bien qu’il n’y a pas d’art sans ambiguïté. Dès lors, ces éléments : le visage masqué d’une part, les corps amoncelés, d’autre part, ne sont pas seulement opposés, il sont vraiment antagonistes : le personnage semble nier l’existence même des charniers qui devraient, comme on dit, lui crever les yeux, mais il cache ces derniers : serait-ce la figure du négationnisme? Peut-être. En tout cas, il y a ici présence de blessure, aussi bien intellectuellement que plastiquement (violence des noirs et blancs du visage, suavité paradoxale de la couleur des victimes). De là naissent à la fois l’émotion et une étrange expérience de l’idée de beauté. L’émotion est d’autant plus forte que ce tableau suscite une rencontre du passé et du présent en moi. L’oeuvre a été capable de requérir ma participation, elle a été l’occasion d’une actualisation de souvenirs et d’impressions de toutes sortes, autant liées à ce que je sais de l’Histoire collective qu’à ce qui persiste en moi de mémoire personnelle. Elle en a été capable parce qu’en elle agit ce que l’on appelle la profondeur esthétique.

Devant l’objet esthétique qu’est ce triptyque, je n’ai donc été ni une pure conscience au sens d’un cogito transcendantal, ni un «pur» regard puisque mon regard est lourd de tout ce que je suis. L’objet esthétique n’a été à moi que parce que j’ai en quelque sorte été à lui. Tout cela, évidemment, ne se serait pas produit si j’étais passé distraitement devant le tableau. Une dernière question se pose alors : est-il possible de regarder « distraitement » un tableau de Franta ? Je pense que non. Il ne me paraît pas pensable, si l’on est un humain, de ne pas s’ouvrir à un tableau de Franta, et s’ouvrir, ici, ce n’est pas seulement être conscience de, s’est bien s’associer à. Il y a nécessité de participation à l’objet esthétique, sans quoi ce dernier n’existe pas, ni moi non plus en tant qu’homme.

Sergio Birga, La porte au massacre des innocents, 1986.

LA PROFONDEUR ESTHÉTIQUE

Pour illustrer le carton d’invitation d’une double exposition à Paris au début de 2007, Franta a choisi une photographie le représentant dans son atelier en train de manipuler un grand tableau: Prime-time ou Au nom de qui, au nom de quoi? Derrière lui, une peinture issue de ses séjours à New York où l’on distingue deux chiens. Prime-time revenait, en 2001, sur le thème de la chair torturée, mais dominée par une forêt de micros évoquant à la fois l’omniprésence et l’impuissance de la surmédiatisation contemporaine. Un autre tableau, derrière lui, évoquait une scène dont le peintre avait été témoin: deux molosses furieux déchiquetant un malheureux passant dans une rue du Bronx. Deux représentations de la violence, de la douleur, de l’inhumanité du monde, bref: du mal qui parcourt pratiquement tout l’oeuvre du peintre (aux seules exceptions de portraits – Jacqueline en 1965, Femme touareg en 1990 – et de certains tableaux nostalgiques «africains» comme Eden, 1985, acquis par le Solomon R. Guggenheim Museum de New York). Franta, par le moyen de ce carton, indiquait que l’axe central de l’inspiration, pour lui, tchèque ayant successivement vécu le nazisme, le communisme et maintenant la crise générale des valeurs en Occident, reste bien l’insupportable présence du mal.

Il n’y a qu’une question fondamentale, à laquelle aucun philosophe, aucun artiste n’échappe : celle dont la morsure est à l’origine de sa vocation de penseur ou de créateur, c’est à dire : qu’en est-il du mal ? Franta est pénétré par la certitude que, dès qu’un homme ouvre les yeux, c’est sur la douleur : à commencer par celle éprouvée par les jeunes mères encore écartées et sanglantes de Naissance (1978) et de Maternité (1999). Et dès qu’un homme maîtrise le langage, il apprend qu’il ne vit que pour la mort et qu’entre naissance et mort, il n’y a que la violence. Cela s’appelle l’intolérable, et la question qui sous-tend l’oeuvre de Franta est de savoir pourquoi il se fait qu’on le tolère.

Depuis le fond des âges, il n’y a pas eu révolte contre la violence, mais plutôt résignation. L’enseignement de la résignation a notamment été le fait d’un certain christianisme dévoyé, qui a culpabilisé l’homme en le rendant responsable du mal, trahissant le Christ et oubliant Saint Thomas d’Aquin qui a défini le mal comme absence de bien, ce qui veut dire que le mal n’a pas d’être. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le monde n’est pas vécu comme mauvais «Que le monde est mauvais, c’est là une plainte aussi ancienne que l’histoire, a enseigné Kant, et même que la poésie, plus vieille encore, bien plus, aussi ancienne que le plus vieux de tous les poèmes, la religion des prêtres…»

Sergio Birga, La porte au massacre des innocents, 1986.Franta ne propose pas une plainte de plus à propos du monde mauvais: il construit des peintures et des sculptures qui évoquent certes la violence, mais qui d’abord la contredisent en tant qu’ils sont des objets esthétiques. Car l’objet esthétique tend à échapper à l’histoire : il est moins le témoin d’une époque historique donnée que la source de son propre monde et de sa propre histoire, dont la loi fondamentale est l’adéquation de l’apparaître à l’être.

Je croyais la thématique des corps pantelants, déchirés par les armes (Cible, 1972) ou la technologie (Frères ennemis, 1972) liée chez Franta à la période des années 60 et 70. Il n’en est rien. La voici revenue dans les années 2000 avec notamment l’extraordinaire Prime-time, mais d’une manière étonnante. Un amas de chair ensanglantée se répand bien comme naguère, les objets sombres qui l’agressent sont toujours à la fois effrayants et indiscernables, mais survient, au-dessus de la violence chaotique, une impeccable rangée de micros sur fond doré minimaliste. Le contraste est absolu, et la surprise complète : voici l’une des clefs de la profondeur esthétique.

Lorsque l’objet esthétique n’est pas capable de me surprendre et de me transformer, je ne puis lui faire pleinement droit. Il y a des tableaux dont je me détourne aussitôt que j’en ai identifié le sujet, car sa fonction ne consiste en rien d’autre que de représenter ce sujet. Ici c’est autre chose: si le «sujet» indiqué par le titre est Prime time (ce qui renvoie d’ailleurs à une foule de notions et d’idées non représentables), il est prolongé par deux questions: Au nom de qui? Au nom de quoi? Le peintre ne représente pas, il questionne. Et il questionne en l’occurrence avec une intensité particulière: voyez le caractère dramatique des grandes balafres chromatiques noires et rouges (pour signifier des structures surchauffées, éclatées, effondrées: le tableau a été peint aussitôt après le 11 septembre 2001). Ces balafres sont placées de part et d’autre de la chair quasi liquide. Elles aussi sont des questions, qui ne redoublent d’ailleurs pas celles du titre. Je sais bien que Franta enseigne qu’il ne faut plus tolérer l’intolérable, et je vois qu’en provoquant mon étonnement esthétique, il suscite ma réflexion tout en la déboutant.

Car ce que l’objet réclame de moi n’est pas d’être «compris» mais d’être senti. Je suis devant ce tableau comme je suis lorsque j’écoute une fugue de Bach: la représentation s’efface devant l’expression. Je reviens sans cesse à ces grandes giclées de pigment qui marquent un degré nouveau dans la force expressionniste de Franta. Nul doute, pour moi, que c’est à travers une interrogation passionnée de son tableau en train de se faire qu’il est notamment parvenu à l’espace aseptisé, doré (le confort matériel, la bonne conscience, l’argent du monde des médias…) qui domine avec arrogance la composition et contraste absolument avec le reste. Son voisin Marc Chagall, dont il pouvait voir le jardin depuis le sien, lui disait jadis que pour faire un tableau, il faut souffrir. Franta n’avait pas besoin de cette leçon, car l’origine de la profondeur esthétique, dans ses tableaux, est depuis toujours dans son pouvoir d’exprimer sa subjectivité, et il ne peut y parvenir qu’au prix d’un effort visiblement douloureux. Quant aux questions, pas plus que celles de Gauguin (« D’où venons-nous? Où allons nous?…») elles ne recevront de réponse. Les grands artistes posent toujours les mêmes questions, mais plus fortement que le commun des mortels, et cela suffit, car cela réveille les autres de leur engourdissement.

De même qu’il y a des hommes superficiels, il y a des oeuvres superficielles qui semblent à la lettre superflues, incapables de justifier leur propre existence (Schopenhauer dirait: incapables de manifester la volonté qui les promeut à l’être). Elles n’ont pas d’intériorité parce qu’elles ne contiennent rien qui suggère une nécessité interne. Or tout tableau, dessin, lavis, ou sculpture de Franta semble arc-bouté sur une irrépressible nécessité interne. C’est qu’une conscience est là, et que c’est la conscience qui est profonde par la vie intérieure. Le rapport de soi à soi s’exprime alors dans la dialectique du réfléchi et du réfléchissant. Cette profondeur s’extériorise par une relation fondamentale à un monde, s’il est vrai que la conscience est à la fois rapport à soi et rapport à un monde. Disons que, chez Franta, le rapport à soi conditionne le rapport au monde et, dans le même temps, l’être au monde éveille la conscience de soi. Nous nous rapprochons ainsi de la profondeur de l’objet esthétique chez Franta, qui a la propriété de s’affirmer comme objet, mais aussi de se subjectiver comme source d’un monde.

Devant un tableau de Franta, je réponds à un double appel : il sollicite en effet à la fois la réflexion, parce que sa cohérence justifie une connaissance objective, et le sentiment, parce qu’il ne se laisse pas épuiser par cette connaissance et qu’il provoque une émotion. Il n’a bien entendu atteint à sa subjectivité expressive qu’à travers la rigueur et la sûreté de son être objectif. Nous ne saurons pas «au nom de qui?» ni «au nom de quoi?» l’inacceptable. Mais c’est bien grâce à ceux qui, comme Franta, posent la question plus fortement que nous n’éprouvons pas, devant le monde mauvais, un sentiment de haine mais un sentiment ontologique. L’inacceptable, à travers son art, nous invite à renouer avec le sens des êtres et de leur existence. L’oeuvre picturale de Franta s’inscrit de la sorte dans la lignée des penseurs les plus lucides de son temps, à commencer par Albert Camus.

« Le propos de cet essai, écrivait Camus au début de L’Homme révolté, est d’accepter la réalité du moment qui est le crime logique et d’en examiner précisément les justifications… Une époque qui, en cinquante ans déracine, asservit et tue près de soixante-dix millions d’individus doit être jugée.» Camus l’agnostique démontre que le nihilisme conduit au meurtre. «Le crime irrationnel et le crime rationnel trahissent également la valeur mise au jour par le mouvement de révolte. Celui qui nie tout s’autorise à tuer.» Le refus de l’inacceptable est aussi le refus du nihilisme: la foi en l’art est nécessairement foi en l’homme. L’aptitude à produire de la beauté aide les hommes à penser qu’un être infiniment bon existe. Au-delà de toutes les raisons de désespérer, depuis les camps jusqu’au 11 septembre 2001, les oeuvres-mêmes qui les évoquent, parce qu’elles sont de l’art, nous rapprochent de Dieu. Je ne sais si telle est l’intention de Franta, mais le fait est là: son art, qui pour l’essentiel puise son inspiration dans le malheur du monde, nous apporte un inappréciable effet de beauté. Le monde révélé par l’objet esthétique créé par Franta nous éclaire sur le monde réel comme sur nous-mêmes, et nous nous apercevons que nous avions besoin de cette lumière. Comme le poète de Teresin, Franta, du fond de la nuit, aura témoigné de la splendeur du jour.

(Ce texte est constitué par de larges extraits du livre consacré à Franta par les éditions Somogy, à paraître en mai)

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Jean-Luc Chalumeau
(1) Opus International, n° 48, janvier 1974 : Franta: chair et structures, par Pierre Gaudibert (p.47); Velickovic : la peinture saisie par le tragique, par Jean-Luc Chalumeau (p. 69).

(2) Céline Berge, L’expérience de l’exil à travers l’oeuvre picturale de Franta. Mémoire de maîtrise, Université de Toulouse II Le Mirail, 2004, p. 157. Sauf indication contraire, les citations de Franta dans la suite du texte proviendront de cette source.
mis en ligne le 30/07/2007
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Du fond de la nuit, témoigner de la splendeur du jour
par Jean-Luc Chalumeau

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