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Disneyland à Venise
Les artistes et les expos - Thierry Laurent
De façon générale, l'art contemporain a cessé d'être une œuvre délimitée à regarder, mais s'affirme sous forme d environnement faisant appel à tous les sens. Il est significatif qu'aucun siège ne soit disposé dans les salles de vidéo, preuve qu'il est demandé au spectateur de déambuler afin d'expérimenter plusieurs angles de vue. Au pavillon israélien, l'artiste Uri Katzenstein a disposé une installation regroupant sur plusieurs niveaux séparés par des escaliers des écrans où défilent en temps différés des images de personnages au visage masqué se livrant à des ballets énigmatiques. L'œuvre n'est pas dans les écrans, mais dans l'ambiance spécifique produite par les sons, les images, l'éclairage.

Bien souvent, installation et vidéos se conjuguent afin de créer l'ambiance de l'œuvre. Avec Provisional Home, l'artiste espagnole Eulalia Valldosera expose un univers de chaises et de bureaux renversés, comme si des pillards venaient de faire irruption dans la salle et de tout saccager. Aux murs défile comme des reflets de lanterne magique la vidéo de ce même mobilier, mais en parfait ordre de rangement. Ici ordre et désordre, présent passé, réel et image, siège debout et siège renversé se juxtaposent et s'affrontent en même temps, en une expérience de l'éphémère.

Do-Ho Suh, Public Figures, 1998, 173 x 275 x 285 cm, Resin, glass fiber, steel structure.
Et la peinture alors ? Serait-elle absente de la Biennale ? Certes non, puisqu'on peut admirer les toiles récentes de Twombly, gratifié du lion d'or de l'art contemporain. Mais force est de reconnaître que la peinture a délaissé l'espace circonscrit du tableau pour investir le lieu agrandi et dépourvu de limites formelles de l'installation. Merveilleuse de poésie bucolique est à cet égard Untitled de l'artiste Léon Tarasewics, qui a conçu pour le pavillon polonais un parterre constitué de séries de rainures en relief bicolore, bleu d'un côté, jaune de l'autre, si bien que l'on peut tour à tour évoluer dans un champ de lavande ou marcher parmi des tournesol, selon la direction prise par le visiteur.

Il n'y avait pas qu'au pavillon allemand qu'il fallait faire la queue pour entrer. Au pavillon canadien, James Cardiff et Georges Bures Million présentent avec Paradise Instiute un dispositif sophistiqué: le spectateur est invité à prendre place sur un siège se situant dans une salle de théâtre reconstituée. Des écouteurs sont distribués et un film est projeté sur la scène, montrant des séquences d'une maison en train de brûler. Mais la surprise vient de ce qu'on entend à travers les écouteurs, non la bande son du film, mais les murmures et les bruissements de voix du spectateur censé regarder le film. Nous voilà dans la peau d'un alter ego dont les commentaires intimes se font nôtres. L'œuvre joue donc sur l'effet de décalage entre un son et une vision qui se télescopent et surtout entre le " je " que nous sommes en tant que visiteur, et ce personnage autre dans la peau duquel nous nous glissons. Avant-goût de science fiction, où les identités perdent leur autonomie, menacées qu'elles sont de se fondre dans une altérité imposée de l'extérieur.

Ron Mueck, Untitled (boy), 1999, 4,9 x 4,9 x 2,4 m, Mixed media.
Autre procédé utilisé par l'installation à Venise, celui qui consiste à- exiger une participation active du spectateur au dispositif mis en place. Ainsi en est-il des trois Spirales de Richard Serra, autre artiste primé à Venise d'un lion d'or, immense paroi métallique en forme de spirale. À les regarder, elles ressemblent à des murailles de fer effrayantes et majestueuses. Mais aussitôt qu'on accepte de se glisser dans le labyrinthe, l'impression est toute autre: le spectateur s'enfonce dans un défilé étroit, cerné de hautes parois, progresse avec hésitation comme au fond d'un ravin, rejoint finalement le centre avec le sentiment d'avoir été malgré lui aspiré par un tourbillon et de ne plus pouvoir en sortir, comme un Thésée à qui manquerait un fil d'Ariane. L'œuvre n'existe que par son expérimentation physique.

Parfois, le spectateur est invité à payer de sa personne jusqu'à accomplir des exercices musculaires. Au pavillons hongrois, Antal Lakner nous invite à manipuler des instruments de gymnastique qui ressemblent à ceux aperçus dans les salles de sport. Seulement l'ironie est là: les exercices que nous sommes amenés à pratiquer sont calqués sur le monde du travail: maniement de la brouette (Home transporteur), du balai brosse pour peindre des grandes surfaces, du tour à meuler. Manière de dénoncer l'obsession d'exercice physique d'une société de loisir où le travail manuel dans sa pénibilité extrême n'est pas encore éradiqué. Beaucoup d'installations s'amusent à dénoncer les extrémismes de notre société. " Macdonalisation " à outrance de l'univers urbain avec la mise en scène d'un environnement circulaire des grands " M " lumineux jaune fluo, copie conforme des enseignes Mac Donald du Japonais Nasato Nakamura, ou encore la montée des intégrismes, avec la mise en place de ces personnages de noir vêtu actionné par un mécanisme destiné à leur faire accomplir indéfiniment le geste de la prière, du Russe Léonid Sokov (Projection of 20 th Century Sculpture)

L'art contemporain tel qu'il se présente en cette biennale de 2001, installations et vidéos confondus, semble obéir à une esthétique de la caverne. Le spectateur est invité à quitter le monde du réel pour s'immiscer à l'intérieur d'un univers entièrement reconstitué, un monde fictif, en forme de décor de théâtre ou de studio de cinéma. Ainsi l'art contemporain fonctionne-t-il comme un " théâtre à quatre murs " pour reprendre une expression de Diderot, un univers clos, qui se suffit à lui-même, formant un espace étranger au monde du spectateur. Le public est invité à participer au dispositif en tant qu'acteur, il est amené à venir l'expérimenter, à monter sur scène, à devenir comédien d'une fiction dont il est le principal protagoniste. Le " spectateur-acteur " est amené à la fois à regarder l'œuvre de l'intérieur et à observer son propre comportement, dans cet au-delà du miroir qu'est l'espace fictif de l'œuvre.

La question se pose alors d'un art contemporain devenu un dispositif sophistiqué d'attraction pour grand public, analogue à Disneyland, une sorte d'aérobic culturel pour vacanciers en mal de sensations fortes. En quoi la certes envoûtante installation de l'Allemand Grégor Schneider reposerait-elle sur un procédé différent de celui de la visite de " la Maison hantée " de Disneyland, voire de celle de la Maison de Blanche Neige ? Même remarque pour la piscine de l'Argentin Léandro Erlich qui joue sur l'ambiguité d'une surface de verre bleuté sous laquelle le visiteur est invité à se rendre pour goûter l'impression de se promener sous la surface aquatique: même procédé que la visite du sous-marin du capitaine Némo, situé au fond d'un bassin à Disneyland ?

Le critique américain Norman Klein ne s'est pas trompé en estimant que l'art contemporain ne ferait que reproduire les données sociologiques d'une société de loisir vouée au divertissement de masse. L'œuvre d'art serait condamnée à reproduire à l'infini " des espaces scénarisés " c'est à dire " toute rue ou intérieur où le spectateur peut s'imaginer comme étant le principal protagoniste d'une histoire imaginaire ". Les cartons pâtes des monuments reconstruits de Las Vegas, les univers peinturlurés de Disneyland, et les sons et lumière du Château de la Belle au Bois Dormant deviendraientils les prototypes de l'œuvre d'art contemporaine, espace scénique où le spectateur devient lui-même le spectacle ? La critique platonicienne de l'art revient d'actualité: voilà l'art redevenu un simulacre, un leurre, la restitution de l'espace clos de la caverne, où le spectateur serait invité à oublier le récl, à le nier entre les rêves et les illusions d'un merveilleux aseptisé et anesthésiant, au point de priver le spectateur de toute réflexion critique.

Certes, l'artiste n'a pas abdiqué son rôle de prophète lucide, et bien des œuvres montrées à la biennale de Venise permettent de décrypter le réel, d'en démontrer ses leurres, ses mensonges et ses illusions. Il n'en demeure pas moins qu'entre des œuvres de réflexion et celles en forme de gadget récréatif la frontière est labile. Et particulièrement à Venise cette année.
Thierry Laurent
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mis en ligne le 28/11/2001
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