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[verso-hebdo]
03-02-2022
La lettre hebdomadaire
de Jean-Luc Chalumeau
Pignon-Ernest et Velter
se jettent au feu du désir
Ernest Pignon-Ernest dessine et André Velter écrit. Cela fait exactement trente ans, depuis leur oratorio-rock « ça cavale » (Paroles d'aube, 1992) qu'ils produisent ensemble des livres. Au feu du désir même est leur vingt-quatrième (Actes Sud, 144 pages, 29 euros). « Relever le défi d'être encore en vie, ça nous va comme un gant » déclaraient-ils en 2019 dans Annoncer la couleur (Actes Sud). Défi relevé avec une verve particulière aujourd'hui, car il s'agit de rien moins qu'un ouvrage érotique. Certes, des précautions sont prises, car il est précisé que les poèmes sont attribués à un certain Guillaume de la Mercie qui a composé autrefois des « variations libertines » d'ailleurs revendiquées par quatre autres poètes en quête de « sensations inédites ». Toujours est-il que l'ouvrage est présenté comme un pari de restituer « intensément » les jeux divers, charnels et hasardeux, de l'amour. Pignon-Ernest n'est nullement l'illustrateur des textes : il nous livre des croquis à main levée venus de ses carnets personnels remplis au long des dernières décennies, et ce serait plutôt Velter-La Mercie qui accompagne les inventions graphiques de l'artiste. On a le droit de se demander si Guillaume de La Mercie n'est pas un descendant de Guillaume Apollinaire inspiré par son aïeul.
Les fidèles lecteurs de nos deux complices (j'en suis) ont remarqué que, parfois, l'un s'efface un peu par rapport à l'autre. Ce fut le cas avec Pour l'amour de l'amour, Figures de l'extase (Gallimard, 2008) dans lequel Pignon-Ernest dialoguait à l'aide de grands fusains virtuoses avec les grandes mystiques largement déshabillées, de Marie-Madeleine et Catherine de Sienne à Madame Guyon. Velter se contentait d'interpeller les héroïnes, par exemple pour cette dernière : « Femme, mère, veuve assez tôt, tu avais eu de ton corps usage, souffrance et contentement... » La question du corps est en effet essentielle pour nos deux auteurs : voici que, sur un pied de parfaite égalité, ils célèbrent « le plus profond des plaisirs, celui qui sait être à la fois divin et démoniaque ».
Si je viens d'évoquer l'égalité des deux auteurs, c'est qu'il y a symbiose entre eux, et la référence à Picasso s'impose absolument : « si les lignes riment et s'animent, c'est à l'instar d'un poème » disait le maître à la fin de sa vie. Ce sont en fait deux poètes qui visitent un domaine mystérieux partagé par l'art et la littérature : le corps nu de la femme. Longtemps, ce domaine a été soigneusement codifié par la société et les peintres, comme les poètes, ne transgressaient guère les règles. Ainsi de la Grande Odalisque, peinte par Ingres en 1814, dont Théophile Gautier pouvait écrire : « C'est une femme qui a toujours été nue et que l'on ne peut concevoir autrement que nue (...) Rien n'éveille le sens dans cette beauté toute idéale. » Par la suite Baudelaire et Picasso notamment ont détruit les codes. Désormais on peut chanter librement le corps nu, celui qui éveille le sens. C'est ce que font les deux vieux complices avec une énergie toute juvénile. Avec eux les lignes et les mots riment et s'animent. Le livre nous entraîne « au feu du désir même » avec une allégresse communicative. André Velter et Ernest Pignon-Ernest appartiennent plus que jamais à la famille de Rimbaud. Loin des médiocres péripéties de l'actualité, ils nous apportent, selon son exigence, « l'éternité sur le champ ». Tout simplement. Que demander de plus ?
J.-L. C.
verso.sarl@wanadoo.fr
03-02-2022
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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