Le thème de la vanité des biens de ce monde (honneurs, fortune, célébrité), des plaisirs sensuels (tellement fugaces) a été souvent illustré dans la peinture aux XVIe et XVIIe siècle, au point qu'on appelle vanité un tableau sur ce thème. Cependant, il ne se cantonne pas plus à ces époques (on a les Fly Paintings ou le For the Love of God de Damien Hirst par exemple) qu'à la peinture (il y a aussi des romans, comme La Foire aux vanités de Thackeray). Sans passer forcément par une adaptation d'oeuvres littéraires et avec les moyens qui lui sont propres, le cinéma aussi peut nous confronter à ce thème grave qui rend compte de la finitude humaine. Prisonnier d'un espace-temps réduit, fétu de paille en face d'une nature écrasante, l'humain essaye d'oublier son néant. Sans verser dans l'apologétique, certains films nous rappellent avec élégance, brio, le peu que nous sommes. En voici deux, assez exemplaires...
Anatomy of Time, le film du réalisateur thaïlandais Jakrawal Nilthamrong (auteur de Vanishing Point, primé en 2015 à Rotterdam), ne fait pas que sonder notre rapport au temps, surtout du point de vue de la vieillesse, c'est-à-dire d'une mémoire nostalgique des moments pleins à jamais perdus. Il développe aussi une méditation parfois heideggérienne sur l'Être et le Temps, et parfois bouddhiste sur le flux permanent des choses qui rend dérisoire tout attachement. Deux époques séparées par 60 ans, et unis par un jeu subtil de flash-backs... Première époque : la jeune et charmante Thaïe Maem est courtisée par un lieutenant sans scrupules (il a éliminé son prétendant), auquel par indolence elle a fini par céder. Deuxième époque : aujourd'hui, celui qui est devenu son mari et colonel (ayant conquis ses galons en luttant contre les rebelles communistes), tombé en disgrâce, se meurt, soigné avec dévouement par la vieille Maem. Le film, marqué par le souvenir et enveloppé par la présence d'une nature tropicale toute-puissante, commence et se termine par la mort. D'une façon identique, mutatis mutandis, le tableau Vanité - Allégorie de la vie humaine de Philippe de Champaigne (1646) contient en son centre un crâne (la mort), à sa droite un sablier (le temps), à sa gauche une jolie fleur dans un vase (la jeunesse et/ou la nature)... Revenons au film : il n'est bien sûr pas anodin que le père de Maem ait été un horloger, et que les premiers et derniers sons du film restent un tic-tac d'horloge. Le temps : pris dans son cours, l'humain s'en sert pour construire ses desseins ; mais il découvre sur le tard que Chronos concourt également à toutes les démolitions. Empreintes d'un relativisme serein et de la sagesse des anciens, les réflexions du père de Maem s'imposent dans Anatomy of Time autant que le langage, les « leçons » de la nature (un essaim d'abeilles, une exubérante forêt, une grotte mystérieuse devenue parabole de la Révélation), et elles permettent une distanciation en face des violences de la guerre ou de la décrépitude du grand âge que le film ne nous épargne pas. De même, la photographie somptueuse de Phuttiphong Aroonpheng, créant une suite d'ambiances visuelles envoûtante, favorise l'enchantement du spectateur, que cette dure leçon sur la cruauté du temps et les vanités, peu à peu inclinerait au désespoir. À moins qu'il soit seulement désorienté par toutes ces pistes temporelles problématiques...
Récompensé par le Prix spécial du jury à la Mostra de Venise en 2021, le film de l'italien Michelangelo Frammartino, Il buco ne se réduit pas, en dépit des apparences, à la minutieuse reconstitution d'une descente de quelques 700 mètres dans une vertigineuse faille calabraise, au pied des Apennins, le gouffre de Bifurto, qui est d'ailleurs l'un des plus profonds du monde... Même si elle se donne quelques airs rassurants de documentaire, l'oeuvre a tôt fait de prendre les dimensions et la profondeur d'une parabole. Ce puits abyssal, cette grotte effrayante (qui montre, c'est troublant, quelques ressemblances avec celle du film précédent) renvoie très vite le spectateur à la petitesse de l'animal humain sur sa planète, et surtout au dérisoire absolu de sa temporalité en face des temps géologiques. Point n'est donc besoin d'un pieux passage par la doctrine chrétienne pour nous peindre/filmer une belle vanité ! Ce troisième long-métrage de Frammartino (cf. Il Dono 2003 et Le Quattro Volte 2010) revêt la tenue appropriée des spéléologues - telle en tous cas qu'elle se présentait en 1961, puisqu'il retrace une expédition qui a bien eu lieu en Italie, il y a plus d'un demi-siècle - pour nous suggérer que nous vivons, fort brièvement, à la surface des choses. Et sans doute nous rappeler que notre terre (âgée de 4,5 millards d'années) s'est très longtemps passée de vie humaine, et même de vie tout court ! Mais il y a aussi ce vieux berger agonisant au visage buriné... Le va-et-vient permanent entre cette mort datée et le gouffre sans âge de Bifurto - en fait le premier personnage du film - éclaire sans doute le projet continu du cinéaste : déconstruire notre anthropocentrisme, décentrer l'humain. Les plans très larges, ces panoramas de montagnes où les hommes ne sont plus que des points, le cycle perpétuel des nuits et des jours tournant sur la vallée et le petit village, les sons primitifs se perdant en échos dans cette nature gigantesque, tout contribue à réduire drastiquement l'échelle humaine.
Et voilà comment le cinéma, à la suite de la peinture, de la littérature, nous propose ses vanités...
|